Robert Lepage n'aime pas rester longtemps à ne rien faire. Les quatre volets du Ring de Wagner sont à peine terminés pour le Metropolitan Opera de New York, et il a maintenant dans son agenda la mise en scène d'un opéra contemporain, The Tempest, composé à la fin des années 90 par le Britannique Thomas Hades, qui sera joué cet été à l'Opéra de Québec, puis à New York et à Vienne.

Mais pour un ogre du travail comme Lepage, il fallait un projet plus substantiel. Voilà donc, dans une première version madrilène, Jeu de cartes, un «work in progress» prévu à terme pour durer 12 heures. La première nord-américaine aura lieu le 14 juin à Toronto, dans le cadre du festival Luminato.

«Au début, Robert voulait faire une seule pièce de 12 heures», explique Michel Bernatchez, inamovible premier lieutenant du metteur en scène. «Nous l'avons convaincu de construire quatre pièces distinctes que l'on peut produire séparément, quitte à donner au final des représentations en continu.» Avec le thème du jeu de cartes, le découpage en quatre parties s'imposait tout naturellement.

Voici donc la première, d'environ trois heures: Pique (Picas en espagnol). Car il s'agit d'un spectacle multinational, coproduit par plusieurs théâtres européens, et qui se joue (un peu) en français et (beaucoup) en anglais et en espagnol. Avec surtitrage.

Lieu de création du nouvel opus: Madrid, plus exactement le Teatro Circo Price. Une vénérable institution où l'on donne désormais du cirque moderne (Patinoire des 7 doigts de la main est programmé pour la fin du mois), des concerts et du théâtre.

Robert Lepage y a installé son dispositif scénique, circulaire, mobile et modulable, qui devient le comptoir d'un immense bar de nuit surgi d'un tableau d'Edward Hopper, puis une table de jeu et, l'instant d'après, la piscine d'un hôtel de luxe. Des trappes s'ouvrent et engloutissent les acteurs, des portes, des tables, des bars surgissent du sol. Comme toujours dans les spectacles de Lepage, des jeux d'éclairage virtuoses transforment chacune des scènes en tableau hyperréaliste aux couleurs bien tranchées.

«Picas est une fresque éblouissante et, après la suppression de quelques longueurs, pourrait être l'un des arcs les mieux tendus de l'oeuvre de Lepage», écrit El Pais, le quotidien de référence en Espagne, qui consacrait vendredi une page entière à l'événement.

Il est donc question de jeu: «Il ne faut pas s'attendre à ce qu'on passe son temps à jouer aux cartes», avertit Michel Bernatchez. Mais l'action se déroule à Las Vegas... le jour même où George Bush déclenche la guerre contre l'Irak. Le menu sera donc contrasté.

On voit apparaître des marines américains à l'entraînement chargés de débusquer un faux Saddam Hussein dans sa cachette souterraine ou de tabasser des paysannes irakiennes. On voit aussi le célèbre jeu de cartes américain qui dénombrait les principaux dignitaires du régime.

Il y a aussi un producteur de variétés britannique victime de le dépendance au jeu, un clone d'Elvis Presley qui égaye une cérémonie de mariage, un physicien québécois spécialiste de laser et de mathématiques venu à Vegas avec sa femme enceinte pour se marier en vitesse, un richissime cowboy texan, une prostituée locale, des femmes de chambre et un barman latinos. On se parle en espagnol, en américain, en anglais, en québécois, en français, sans d'ailleurs que cela porte à la confusion.

Un tour de passe-passe qui n'a pas manqué d'impressionner le critique d'El Pais (entre autres): si l'on n'est pas averti, on croit avoir affaire à une distribution de 20 comédiens ou davantage, alors qu'en réalité, ils sont six à tenir tous les rôles. Deux Québécois, deux Espagnols, un Allemand hispanophone et un Britannique.

Troupe cosmopolite

Cette petite troupe bien cosmopolite s'est donc retrouvée à la Caserne de Québec pour inventer cette pièce de trois heures. Le programme de la soirée précise qu'ils sont bien les auteurs «des textes», en collaboration avec Lepage et Carole Faisant. À quoi il faut ajouter le dramaturge suédois Peder Bjurman, fréquent collaborateur de Lepage, notamment coauteur du Projet Andersen.

Processus de création d'autant plus original que, selon Michel Bernatchez, «Robert arrive en début de création sans le moindre canevas, sinon que la couleur pique évoque forcément la guerre. Il leur montre un jeu de tarots et leur demande ce qu'il évoque pour eux».

Pique a déjà une gigantesque tournée prévue en Europe jusqu'à la fin de 2013. Cela n'empêchera pas le patron d'Ex-machina de mettre en marche le deuxième volet de Jeu de cartes. Pour le début de 2013? La fin de 2013? Quel en sera le thème? Avec Robert Lepage, personne ne se hasarde à faire des prévisions trop précises. Dans le fascicule distribué aux spectateurs du Teatro Circo Price, on peut lire que la Round House de Londres a acheté Pique les yeux fermés: «Nous ne savons rien du contenu, mais nous savons que ce sera merveilleux», disait son directeur. Après tout, comme l'écrivait le quotidien espagnol ABC, «Lepage est le génie des nouvelles technologies».