«Rien ne vous effacera jamais de la mémoire du temps.» C'est de Virgile, dans L'Énéide. Et c'est exactement ce qu'on ressent à la sortie des six heures de la trilogie Des femmes de Sophocle, présentée la semaine dernière au Centre national des arts (CNA). La douleur des trois héroïnes des tragédies - Antigone, Électre et Déjanire - résonne à jamais dans le temps. Car, tant qu'il y aura des femmes qui luttent pour ne pas se perdre dans la mort ou la folie - ces femmes dans le monde confrontées chaque jour à l'humiliation, à la violence et à l'injustice -, il y aura une voix pour l'exprimer.

Sophocle, un contemporain? Bien sûr, le poète de la Cité est actuel. Peu importe si cette Cité est située dans la Grèce antique ou dans le Québec de la révolte étudiante. Meurtre, inceste, guerre, vengeance, corruption... Elle est longue, la liste des plaies de l'humanité. Or, aujourd'hui comme il y a 2500 ans, le théâtre demeure le meilleur endroit pour expier la souffrance et purifier son âme. À défaut de la sauver...

Dans cette production inégale - mais traversée par des éclairs de beauté et de génie -, la troupe de Wajdi Mouawad semble chercher à se purifier de la merde et de la souillure des hommes (il se verse et se déverse autant d'eau sur la scène qu'un fleuve en contient!). Mouawad dit qu'il veut «tutoyer Sophocle». Avec du gros rock, de la nudité, de la danse et beaucoup d'excès. C'est valable. Un artiste digne de ce titre doit secouer les classiques, ne pas les monter comme des pièces de musée.

Par contre, Mouawad doit aussi rendre le texte accessible, éclairer les thèmes et les enjeux avec sa mise en scène. Ce qu'il réussit moins bien, à notre avis. Il a trop misé sur la forme résolument moderne (le décor, la musique, les accessoires) et négligé l'essentiel: la clarté.

Rendre accessible un texte, c'est aussi savoir raconter une histoire. Ce n'est pas en ajoutant des guitares, une batterie, de la boue, de la peinture rouge et des tonnes de litres d'eau qu'on fait une lecture d'une oeuvre. C'est en lui donnant du souffle et du soufre, de la cohérence et de l'émotion.

Ensuite, ses acteurs sont mal dirigés. Les meilleurs s'en sortent bien: la Drapeau, sublimement impériale lorsqu'elle est en scène en Clytemnestre ou en Déjanire; le roi Créon de Patrick Le Mauff; l'hallucinante Électre de Sara Llorca; Samuël Côté, impressionnant dans les trois pièces! Toutefois, les moins expérimentés ou talentueux trébuchent. Certains récitent leur texte comme un monologue insipide, alors qu'il faut donner à chaque mot une couche de sens. Ici, il y a des acteurs qui semblent ne pas TOUT comprendre de ce qu'ils disent.

Devant des scènes interminables, glaciales, soporifiques, on en vient à se demander si Mouawad pense, parfois, au public. Vous savez, ces pauvres mortels qui vont au théâtre pour se divertir intelligemment, et qui n'ont pas étudié Sophocle au Conservatoire... Ceux qui achètent des billets, en résumé. Or, il n'y avait pas foule au CNA: entre 250 et 300 personnes par représentation, dans un théâtre de 969 sièges... Pas fort pour un spectacle dont tout le monde parle depuis un an.

Des femmes représente la première étape du projet Sophocle de Wajdi Mouawad, qui va monter l'ensemble de l'oeuvre de l'auteur grec parvenue jusqu'à nous. Les autres pièces étant Ajax, OEdipe à Colone, OEdipe roi et Philoctète. Un tâche herculéenne qui va occuper le metteur en scène et ses compagnies pour plusieurs années encore.

Or, si Wajdi Mouawad veut faire entendre la parole universelle et essentielle de Sophocle au plus grand nombre de ses contemporains, il devra descendre de son Olympe.

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Des femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Électre), au Théâtre du Nouveau Monde du 5 mai au 6 juin.