C'était le 4 avril, il y a un an. Le TNM devait annoncer la programmation de sa saison actuelle. La compagnie de théâtre dirigée par Lorraine Pintal y dévoilait la nouvelle création de Wajdi Mouawad, une trilogie baptisée Des femmes, regroupant trois pièces de Sophocle: Les Trachiniennes, Antigone et Électre. Au bas du descriptif, en petits caractères, un nom figurait dans les crédits : Bertrand Cantat.

La présence sur scène de l'ex-chanteur de Noir Désir, reconnu coupable du meurtre de l'actrice Marie Trintignant en 2004, a créé un malaise et provoqué une véritable onde de choc. L'artiste français avait bien sûr purgé sa peine, qui a pris officiellement fin à l'été 2010. Mais ce retour sur scène était-il précipité? Le public était-il prêt à l'applaudir? Fallait-il saluer la réinsertion de l'artiste ou alors s'y opposer en le boycottant?

On s'en souvient, la directrice artistique du TNM, Lorraine Pintal, a défendu seule le projet artistique de Wajdi Mouawad, resté muet pendant la tempête médiatique déclenchée à la suite d'un article de notre collègue Luc Boulanger. Pour une rare fois, une pièce de théâtre se trouvait au coeur de l'actualité! Puis, la classe politique, provinciale et fédérale, s'est emparée de l'affaire. Le chef du Bloc québécois d'alors, Gilles Duceppe, s'était dit en faveur de la réhabilitation du rockeur, mais s'était opposé à ce que le Canada lui accorde un permis de séjour.

Car même si l'artiste français a séjourné au Québec à quelques occasions pour enregistrer la musique du choeur des trois pièces qu'il avait composée et qu'il devait interpréter sur scène «pour ébranler le sol», le Parti conservateur (en pleine campagne électorale) promettait de lui interdire l'accès au territoire. En se fondant sur la Loi sur l'immigration, qui prescrit un délai de 5 ans après la fin d'une peine de prison de 10 ans à quiconque veut entrer au pays. Un permis de séjour temporaire aurait pu être délivré, mais ce n'était pas dans les plans des conservateurs.

Josée Verner, alors ministre responsable de la région de Québec, avait dit sur les ondes de CHOI que les motifs humanitaires permettant une exception à la venue du chanteur ne s'appliquaient pas. «Je trouve ça déplacé, avait-elle dit. Ça me choque. On avait besoin de ça autant que d'une balle dans la tête.» À La Presse, Mme Verner s'était dite triste et bouleversée par l'initiative du dramaturge, exprimant sa solidarité envers les femmes victimes de violence. Dans ce contexte, le TNM a finalement annoncé le retrait de Bertrand Cantat, sans jamais désavouer Wajdi Mouawad.

Les explications de Wajdi Mouawad

L'auteur et metteur en scène s'est expliqué au micro d'Anne-Marie Dussault deux semaines après le début de la polémique. Il a dit ne pas avoir prévu le tollé que provoquerait sa décision de confier un rôle à son «ami» Bertrand Cantat. En même temps, il ne se cachait pas de faire un rapprochement entre ce qu'avait vécu le chanteur et le destin tragique des trois héroïnes solitaires de Sophocle. «Le choeur se questionne sur les agissements des protagonistes. Comme son histoire [à Cantat] est connue de tout le monde, le spectateur dans la salle va nécessairement se retrouver face à un homme qui contemple lui aussi le désastre de sa vie. Je trouvais ça puissant.»

Le dramaturge d'origine libanaise avait bien résumé le débat moral: «Si vous décidez que le symbole (celui de la violence faite aux femmes) est plus important que la justice, alors il ne faut pas qu'il monte sur scène. Mais c'est important de réfléchir et de comprendre que s'il ne monte pas sur scène, vous sacrifiez un peu une idée que vous avez de la justice puisque vous lui infligez une deuxième peine.» Wajdi Mouawad avait également publié une lettre à sa fille dans Le Devoir en justifiant son geste. Depuis, il n'a accordé aucune entrevue aux médias québécois.

Son agente en France, Dorothée Duplan, nous a répondu par courriel: «Nous ne savons pas ce que nous pourrions rajouter à tout ce qui a été dit au préalable par Wajdi et/ou les membres de l'équipe. Nous souhaitons ne plus rajouter de mots aux mots et laisser le spectacle exister de lui-même auprès des spectateurs. Je crois que nous avons beaucoup expliqué le projet, la présence de Bertrand Cantat, les réactions à la polémique, etc. et qu'en parler à nouveau ne pourra être fait qu'avec un peu de recul, une fois que les représentations à Ottawa, Montréal et Québec auront eu lieu.»

Dans une entrevue accordée aux organisateurs du festival d'Avignon, Wajdi Mouawad a pris la peine d'expliquer le contexte dans lequel il a fait appel à Cantat. «Dans l'un des premiers choeurs d'Antigone, il est dit: "Maintenant, allons au temple pour chanter et danser toute la nuit et que Dionysos, notre guide, ébranle sous ses pas le sol thébain." Je me suis posé la question de la façon dont je pouvais faire vivre la joie dionysiaque, a-t-il dit. J'ai écouté tout ce que je trouvais comme musique rock, rock trash allemand, rock russe, les Rolling Stones, Nirvana, Jim Morrison... J'ai réalisé peu à peu que ce qui convenait le mieux pour ce projet étaient les chanteurs qui sont restés proches d'une certaine conception de la poésie... Étant ami de longue date avec Bertrand Cantat, je lui ai demandé son avis. Nous avons commencé à en parler, je lui ai donné les textes et, au fur et à mesure de nos rencontres, nous avons convenu qu'il composerait la musique.»