L'espace devant les spectateurs est opaque comme une chambre noire. Deux visages, ceux d'une femme (Céline Bonnier) et d'un homme (Paul Savoie), chacun multiplié par six, suspendus tels douze masques mortuaires dans cet environnement oppressant. Soudain, ils s'animent. Pour dire leur angoisse. Une fois de plus ou une dernière fois.

Dix ans après sa création, Les aveugles, «fantasmagorie technologique» de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin sur un texte de Maeterlinck, n'a rien perdu de sa singularité. En raison de sa forme et du questionnement qui l'a motivée: la présence physique de l'acteur est-elle nécessaire à la représentation théâtrale?

Maeterlinck estimait que l'acteur son corps et sa personnalité prenait trop de place au théâtre. UBU les a réduits à l'essentiel: des visages projetés sur des masques. Des âmes presque mortes, au regard d'un vide troublant. Certaines prient dans le noir de la forêt. D'autres s'inquiètent de plus en plus de la disparition soudaine de leur guide. Qui ne reviendra pas.

Des angoisses de ces êtres ou ces âmes abandonnés, avançant vers la mort ou l'attendant dans le noir, UBU fait une saisissante métaphore de la condition humaine. Deux visages suffisent amplement à représenter le genre humain, à induire ce sentiment d'identification si nécessaire au théâtre. Or, il reste que l'acteur, même ici, continue de jouer un rôle capital.

Le caractère profondément troublant de cette installation théâtrale tient moins à sa formidable esthétique visuelle qu'à son traitement sonore. La distance que l'oeil perçoit, l'oreille l'efface. Les voix et les interprétations de Céline Bonnier et de Paul Savoie sonnent si vraies, si justes, si proches, qu'elles suffisent à créer l'illusion d'une présence humaine.

Et c'est peut-être là le génie de Denis Marleau et de Stéphanie Jasmin: ils ont tiré le maximum de l'outillage technologique à leur disposition et extirpé ce qu'il y a de plus humain dans l'humain. Son angoisse existentielle, transformée ici en une palpitation inquiétante, expérience à la fois physique et esthétique raffinée.

Les aveugles, jusqu'au 11 mars au Musée d'art contemporain. En français, en anglais ou en espagnol (vérifiez l'horaire).