Denis Bernard voulait ouvrir la saison de la nouvelle Licorne avec une création québécoise. Il a jeté son dévolu sur l'auteure Fanny Britt, qui poursuit dans Chaque jour son exploration des dessous des relations de couples. Relations tordues, tendues et dérangeantes, avec, comme toile de fond, une société en pleine déroute. Un conseil: accrochez-vous.

Fanny Britt a toujours eu un point de vue critique sur les valeurs véhiculées par la société. Ses personnages, toujours bien ancrés dans le quotidien, se font tous plus ou moins avaler par une société qui dicte ses règles. Qui nous dit quoi consommer, quoi penser, quoi porter ou quoi regarder.

Sa pièce Chaque jour cogne sur ce même clou, toujours avec cet esprit vif et grinçant qui fait rire jaune et créé des malaises. Mais pour la première fois, l'auteure d'Hôtel Pacifique et d'Enquête sur le pire trempe l'orteil dans un courant fantastique ou surnaturel, qui fait ressortir le caractère pathétique de ses antihéros.

Le récit est celui d'un jeune couple, Joe et Lucie, qui se trouve dans l'appartement de la patronne de Lucie, Carole, pour nourrir son chat en son absence. Tranche de vie à la limite banale, mais qui dérape. «Joe en apesanteur», écrit l'auteure dans sa première didascalie. Le jeune homme vivra une espèce de transe provoquée par l'écoute d'une pièce musicale au coeur d'une histoire qui prend une tournure inattendue.

Le directeur artistique du Théâtre de la Manufacture, Denis Bernard, a tout de suite été interpellé par ce huis clos, qu'il a mis en lecture au Festival du Jamais lu il y a deux ans. Il s'est ensuite engagé à en faire la mise en scène. «Ça faisait image dans ma tête, dit-il. J'ai aimé le sujet, les personnages. Et puis, il y a dans ce texte une parole qui est très forte.»

Ce qui frappe d'abord à la lecture de Chaque jour, c'est la violence des dialogues. Joe et Lucie, qui seront interprétés par Vincent-Guillaume Otis et Anne-Élisabeth Bossé, s'aiment en même temps qu'ils se méprisent. Ils ne sont apparemment unis que par «le cul», tout le reste est violence. «Ce sont des enfants en quête de sens, explique Fanny Britt. Ils sont incapables d'exprimer la bienveillance.»

Pourquoi tant de violence? «J'ai toujours été fascinée par l'humiliation, précise l'auteure. Et dans la pièce, les deux personnages s'humilient tout le temps, comme pour se protéger. Il y a une partie de moi qui voulait les rendre désagréables pour le public. Pour qu'il soit blessé comme mes personnages. C'était aussi une façon pour moi de montrer les dessous de qui nous sommes. Le grondement souterrain de nos blessures d'enfance. Le rejet, la solitude, le manque d'amour.»

Dans la première version, Chaque jour ne mettait en scène que les personnages de Joe et Lucie. Mais Denis Bernard a proposé à son auteure en résidence de créer un troisième personnage afin d'augmenter la «théâtralité» du texte. D'où l'apparition de Carole, qui sera interprétée par Marie Tifo. «Carole nous a permis de voyager dans la psyché de Joe et Lucie, explique Denis Bernard. Carole faisait en sorte que scéniquement, je pouvais explorer le avant et après le drame.»

Car Chaque jour multiplie les allers-retours dans le temps. Ces ruptures d'espace et de temps ont représenté un défi de taille pour le metteur en scène, qui a beaucoup travaillé les transitions. «Il a fallu que l'on soit le plus fluide possible et le plus spectaculaire aussi. La construction du décor était très importante pour faire chevaucher les différentes scènes, ici dans un appartement, là dans le métro.»

Comme dans plusieurs de ses pièces, la télévision est de nouveau la cible de Fanny Britt. «La télévision est pour moi le symbole d'une existence engloutie dans l'ignorance et le minable. La violence de Joe et Lucie est aussi née de cette maladie d'engourdissement provoquée par la télévision.»

Chaque jour, à La Licorne du 11 octobre au 19 novembre.