La dernière création de Daniel Danis, Mille anonymes - Hommage aux sociétés disparues, est née d'une hallucination. Un rêve éveillé, donc, que le dramaturge porte à la scène avec invention et une délicatesse de tous les instants. L'oeuvre, d'un caractère cérémoniel, ne s'impose pas, elle émerge de la pénombre, se déploie dans la lenteur, et finit par prendre des airs de conte crépusculaire où les personnages sont mus par des désirs profondément humains: survivre, aimer et laisser une trace de leur passage sur terre.

La petite histoire tient en quelques lignes seulement: les ultimes habitants d'une colonie minière abandonnée sont retrouvés mystérieusement empierrés. Daniel Danis n'en fait pas le point de départ d'un thriller, ce n'est pas le genre de la maison, mais s'en sert comme prétexte à une escapade d'une grande poésie. Le temps du spectacle, les personnages statufiés reviennent en effet à une forme de vie qui pourrait bien être celle du souvenir et, d'une langue hoqueteuse - il manque presque toujours des mots dans les phrases -, «racontent» leur histoire.

Le récit est construit en 33 tableaux (le narrateur parle plutôt de planches, comme en bande dessinée) qui évoquent le destin de la ville et, de manière plus intime, les existences de ses habitants. Il n'y a pas de personnages à proprement parler, que des êtres vivants incarnés par cinq acteurs et des tranches d'une vie qui s'est déroulée à une époque qu'on présume ancienne (les costumes et les accessoires renvoient au Québec d'antan). Ce qui n'empêche pas le metteur en scène de créer son univers en amalgamant bricolages de papier et nouvelles technologies.

Mille anonymes, c'est d'abord une atmosphère. Un univers créé à l'aide d'un environnement sonore à la fois discret et omniprésent où les voix amplifiées donnent davantage l'impression de provenir de la bande-son d'un film que d'un plateau de théâtre. L'effet est immédiat: le spectateur se sent d'emblée extirpé du monde réel. Cette mise à distance ne se fait toutefois pas complètement au détriment de l'émotion. Daniel Danis, dans sa mise en scène, en appelle en effet constamment aux sens.

Plongé dans cet état entre rêve et réalité, on traverse cette histoire le regard émerveillé par des projections (une aurore boréale, par exemple) ou des trouvailles pourtant toutes simples (la silhouette d'un enfant «dessinée» avec du sable phosphorescent). On est touché, aussi, par un groupe de tableaux placés presque au milieu du spectacle: une scène saisissante où les personnages fouillent les profondeurs de la mine et, surtout, un mariage comique et une sensuelle scène d'amour dans un tas de manteaux de fourrure. Lors de ces moments intimes, les personnages renouent avec une langue fluide et entière qui laisse croire qu'ils ont retrouvé leur pleine humanité.

Daniel Danis signe ici un poème scénique d'une grande richesse qui parle avec beaucoup d'instinct et de sensibilité de ce qui reste, ou pas, de notre passage sur terre. Il y a des êtres humains pour qui on a érigé des statues et d'autres finissent empierrés eux aussi, mais oubliés dans des coins perdus. Pour les uns et les autres, entre le début et la fin, il y a la vie, parfois presque animale, comme une matière en mouvement qui s'extirpe de la terre pour un temps avant d'y retourner. Le souvenir de Mille anonymes a ce qu'il faut pour hanter durablement l'imagination.

Jusqu'à jeudi à Espace Go.