Interpellés par un appel à la délinquance lancé par Jean-Pierre Ronfard peu avant sa mort, Evelyne de la Chenelière et Daniel Brière en font la matière première de leur nouvelle création. Un acte de résistance fomenté en collaboration étroite avec six autres comédiens.

Trois semaines avant sa mort, survenu en septembre 2003, Jean-Pierre Ronfard a laissé un long message sur la boîte vocale du Nouveau théâtre expérimental (NTE). Ces paroles auraient pu n'être qu'un autre coup de gueule de la part d'un créateur qui a constamment remis en question sa pratique. C'est devenu un testament artistique que le NTE a décidé de conserver sans autre arrière-pensée que de l'intégrer aux archives de la compagnie.

Ronfard, à 70 ans passés, demeurait animé par le désir de bousculer les choses qui a marqué son travail pendant plus de 40 ans, en appelait à la délinquance, à la provocation et à la liberté. Mais le message témoigne aussi d'une insatisfaction qui a étonné ses anciens collaborateurs: l'homme de théâtre qui a révélé Gauvreau et cofondé le NTE estimait qu'il était un «type correct» qui faisait les choses «correctement».

«Venant d'un homme qui a dédié sa vie à l'expérimentation, l'espèce de non-contentement de soi dont témoigne le message a quelque chose de provocant», estime Evelyne de la Chenelière. Avec Daniel Brière, elle a abordé le message téléphonique un peu comme un document crypté. Ils l'ont écouté, réécouté, déchiffré, décortiqué et analysé pour finir par en faire la pièce maîtresse de Ronfard nu devant son miroir, un spectacle qui s'interroge sur la provocation, la transmission, la liberté et la pratique artistique.

«On a créé avec le plus de liberté possible une fantasmagorie des interprétations qu'on s'amuse à faire de ce message-là, explique Evelyne de la Chenelière. Le message, c'est toujours le même, mais selon qu'on s'attarde à tel ou tel mot, ou encore au rythme de sa respiration, il prend telle ou telle dimension et nous inspire un univers qu'on met en scène de la manière la plus radicale possible.»

Les deux créateurs ont vite fait face à un paradoxe: comment être irrévérencieux quand c'est exactement ce qu'on attend de nous? «On ne va pas dans la course à la provocation, tranche Daniel Brière. C'est un pari qu'on perd d'emblée.»

Esprit de troupe

Leur manière d'aller à l'encontre du courant dominant a été de donner beaucoup de temps et de s'entourer d'acteurs qui ont activement participé au processus de création: Claude Despins, Victoria Diamond, Nicolas Labelle, Daniel Parent, Isabelle Vincent et l'Allemande Julianna Herzberg.

Evelyne de la Chenelière estime que cette façon de faire constitue en elle-même un acte de résistance. «C'est contre tout bon sens le temps qu'on a mis dans ce spectacle-là, mais on est tellement heureux parce que c'est résister à tout ce qu'impose un calendrier et qui fait que, parfois, on se sent très frondeur au début d'un processus et que, plus on est pressé par le temps, plus on s'assagit et nos réflexes d'aller vers l'efficacité reprennent le dessus.»

Ronfard nu devant son miroir s'interroge également sur ce qu'est la culture et ses modèles au Québec. Comme le Cirque du Soleil, déduit-on, en visionnant les capsules vidéo placées sur le site du NTE. «C'est évident qu'il y avait un besoin pour nous de le nommer, de dire qu'il y a un danger et arrêtons de dire que c'est le modèle artistique idéal, admet Daniel Brière. On l'aborde dans le spectacle, subtilement... mais pas trop subtilement non plus.» Ce côté baveux, Evelyne de la Chenelière et lui le revendiquent.

Même s'il s'appuie sur un message laissé par un homme de théâtre et qu'il fait référence à son travail, le spectacle cherche aussi la résonance des mots de Ronfard ailleurs dans la société. «Il a été tout naturel dans l'interprétation qu'on en fait de quitter le théâtre et de lui donner une couleur soit très politique, soit très romantique, dit d'ailleurs la metteure en scène. Ce n'est pas seulement une prise de position par rapport à Jean-Pierre Ronfard et au théâtre, c'est une résistance globale.»

Ronfard nu devant son miroir, à Espace libre, du 24 mars au 30 avril.