Peu de pièces de théâtre mêlent le français et l'anglais, alors que la réalité montréalaise est clairement marquée par la cohabitation de ces deux langues. Sexy Béton, création de la compagnie Porte-parole, fait le pari du bilinguisme.

L'anglais et le français résonnent depuis des siècles dans les rues de Montréal et de plus en plus dans celles de ses banlieues. Or, cette mixité est pratiquement absente sur les planches. «On ne peut pas dire qu'il existe un théâtre bilingue, ce sont des expériences minoritaires», constate Pierre Rousseau, directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier.

L'envie d'exposer la dualité, voire la pluralité linguistique du tissu social montréalais revient néanmoins ponctuellement au théâtre. Au tournant des années 80, le Centaur Theatre a présenté Balconville, pièce bilingue du dramaturge David Fennario. Pigeons international, The Other Theater et Porte-parole figurent parmi les compagnies qui, depuis, ont proposé des créations où l'anglais et le français se mêlent naturellement.

Pour Annabel Soutar, cofondatrice de Porte-parole, ce parti pris pour le bilinguisme est une façon de refléter la réalité montréalaise. «Ma réalité en tant qu'anglophone de Montréal», précise-t-elle. C'est pour une raison semblable que Paula de Vasconcelos et Paul-Antoine Taillefer ont choisi de mélanger les idiomes dans certaines des premières productions de Pigeons international (Du sang sur le cou du chat et Savage/Love, entre autres).

«On ne voyait pas la nécessité de demander à Leni Parker de jouer en français», dit Paul-Antoine Taillefer. Sa compagne et lui précisent d'ailleurs qu'ils n'avaient pas tant un parti pris pour le bilinguisme que pour la pluralité. Ainsi, dans leurs créations, les comédiens francophones s'exprimaient en français, les anglophones en anglais et rien n'empêchait qu'un acteur d'origine norvégienne puisse dire quelques phrases dans sa langue maternelle.

Plus de 30 ans après Balconville, le peu de collaboration entre anglophones et francophones de Montréal est considéré comme une absurdité par les gens de théâtre contactés. «Ça ne se mélange pas tellement», déplore France Rolland, comédienne francophone qui évolue dans le petit circuit anglo-montréalais depuis au moins 15 ans... et qui ne joue pratiquement jamais en français. Très peu d'acteurs, d'ailleurs, jouent dans les deux langues officielles. L'un de ces oiseaux rares étant Harry Standjofski.

Dialogue de sourds?

Faire du théâtre bilingue n'a jamais été dans l'air du temps et rien ne semble faciliter ce genre d'entreprise. «Peut-être suis-je cynique, mais la motivation derrière la plupart des décisions, c'est l'argent, croit Annabel Soutar. Les gens qui créent le théâtre se trouvent dans des situations tellement difficiles, qu'ils ne veulent pas risquer leur relation avec le public en ajoutant un obstacle, c'est-à-dire en mélangeant les langues.»

La version de Sexy Béton qu'elle présentera à la salle Fred-Barry comptera d'ailleurs plus de passages en français que celles déjà présentées au Centre Segal. Et il y aura des sous-titres. Pierre Rousseau assure que c'est le choix de la compagnie et non une demande expresse de son théâtre. «Ça fait peur aux gens, si leur langue maternelle est le français, d'aller voir quelque chose où il y a un petit peu d'anglais, je trouve, justifie Annabel Soutar. Et c'est très difficile de vendre le spectacle.»

Stacey Christodoulou, comme d'autres, rappelle qu'il faut d'abord un solide argument artistique pour mélanger les langues au théâtre. «On ne joue pas un Shakespeare en anglais et en français juste pour faire une pièce bilingue», dit-elle. Avec The Other Theatre, les spectacles bilingues étaient des créations collectives. «Avec cette méthode, je pense qu'on arrivait à créer des productions bilingues qui étaient soutenues et qui parlaient de notre société», juge-t-elle.

Elle regrette toutefois qu'il y ait «moins de possibilités de mélanger les gens au théâtre». Le circuit francophone lui semble inaccessible, même lorsqu'elle crée des pièces en français. Paula de Vasconcelos, qui a étudié à l'Université Concordia, estime pour sa part que la communauté anglophone est pour l'essentiel «déconnectée» de la culture québécoise. «C'est comme si elle n'existait pas», tranche-t-elle.

Paul-Antoine Taillefer voit plutôt les deux communautés comme un vieux couple, indifférentes l'une à l'autre. «Le divorce est consommé dans les esprits, juge-t-il. Les rivalités ne ressortent plus qu'en temps de crise.» Les codirigeants de Pigeons international affirment par ailleurs avoir abandonné l'idée d'atteindre le public anglophone.

Diversité culturelle

Paula de Vasconcelos déplore «le manque de curiosité des anglophones envers les francophones», mais constate aussi des manques du côté francophone. «Quand on regarde le théâtre francophone, on ne pourrait pas imaginer qu'il y a des immigrants à Montréal», souligne-t-elle. Seule une infime partie des comédiens ne sont pas des Blancs de souche française. «On ne les voit pas sur les scènes», affirme aussi Stacey Christodoulou, parlant des immigrants et de leurs descendants.

La fondatrice de The Other Theatre croit qu'un dialogue est possible entre artistes, mais face aux instances qui allouent les subventions, elle se sent comme «l'éternelle invitée qui ramasse les miettes». Le défi du théâtre québécois se trouve peut-être là: prendre acte de l'existence des autres communautés. «Le Québec doit protéger sa langue et sa culture, soutient fermement Paula de Vasconcelos, mais sans verser dans la paranoïa et se replier sur lui-même.

«On commence à se rendre compte qu'il faut une biodiversité en écologie. Il en faut une au plan culturel, poursuit-elle. On a besoin de cette diversité au plan de la création et des idées.» Stacey Christodoulou plaide d'ailleurs - sans trop y croire - pour la création d'un lieu réservé aux artistes d'horizons culturels divers.

L'Utopie du théâtre bilingue continue néanmoins de stimuler des créateurs. Devenir un point de ralliement pour les francophones et les anglophones est l'objectif de la nouvelle administration du Théâtre Sainte-Catherine. Alain Mercieca, jeune créateur originaire de Halifax établi ici depuis neuf ans, veut que ce lieu et les pièces qu'il écrit reflètent la ville. Squeegee, comédie musicale de son cru présentée jusqu'à ce soir, est, vous l'aurez deviné, bilingue.