La morale de La belle et la bête est universellement connue. C'est pourtant en jouant avec des technologies qui trompent l'oeil que Michel Lemieux et Victor Pilon revisitent et adaptent pour notre époque ce conte qui invite à voir au-delà des apparences. Incursion chez des maîtres de l'illusion.

Quelles images émergent lorsqu'on évoque La belle et la bête à notre époque? Une jolie brune dans une robe jaune, une bête trop bien peignée pour être vraiment menaçante et une étourdissante danse mettant en vedette une sympathique théière et un chandelier distingué. L'univers de La belle et la bête revu et corrigé par les studios Disney, en somme.

«Madame de Beaumont avait déjà édulcoré le conte, mais Walt Disney l'a surédulcoré», constate Michel Lemieux. «On s'identifie plus à la version de Cocteau», ajoute Victor Pilon, avec qui il crée depuis plus de 20 ans des spectacles qui mêlent théâtre et imagerie virtuelle, parlant du film poétique réalisé par le surréaliste français dans les années 40.

Les deux artistes derrière Lemieux.Pilon4dArt n'ont pourtant suivi les pas ni de Disney ni de Cocteau pour créer le spectacle qui prend l'affiche la semaine prochaine au TNM, avec Bénédicte Décary et François Papineau dans les rôles titres. Inspirée en partie par la toute première version moderne du conte publiée en 1740 par Gabrielle-Suzanne de Villeneuve (qui avait «quelque chose d'un peu érotique», selon Bénédicte Décary), leur adaptation de La belle et la bête se veut résolument contemporaine.

Belle n'est plus une fille sage et obéissante, incarnation parfaite de la vertu chrétienne; c'est désormais une artiste révoltée, fille d'un marchand d'art, qui a perdu sa mère brutalement et peint des corps de femmes striés de cicatrices. La bête n'est plus un animal, mais un homme brisé par l'amour et défiguré, qui vit dans une vaste demeure avec une mystérieuse dame (Andrée Lachapelle), mi-fée mi-sorcière.

«Ce n'est pas un triangle amoureux», précisent d'emblée les metteurs en scène. La belle et la bête, de leur point de vue, demeure une illustration de l'affrontement entre l'animal et l'être civilisé qui existe en chaque être humain. En plus d'inviter à voir au-delà des apparences (le conte a sans doute déjà servi à préparer les jeunes filles à un mariage arrangé avec un homme plus âgé), c'est aussi un récit qui, aujourd'hui, parle de la difficulté d'aimer, de se mettre à nu et d'approcher l'intimité, selon Victor Pilon.

«On a vraiment transposé l'histoire, en jouant avec les codes et en gardant le côté conte de fées», explique Michel Lemieux. Leur spectacle, dont les dialogues sont signés par le dramaturge Pierre-Yves Lemieux, s'appuie d'ailleurs sur les mêmes symboles que le conte traditionnel: la rose, le cheval, le miroir et le gant magique.

L'outil qu'est le conte garde toute sa pertinence à l'heure de la téléréalité, selon les artisans spectacle. Bénédicte Décary estime que cette forme, basée sur des archétypes, parle à l'inconscient. «C'est en transposant des choses qu'on arrive à une certaine intimité avec le spectateur, croit pour sa part Michel Lemieux. La téléréalité est complètement fictive, alors qu'avec la fiction, je pense qu'on arrive parfois à des choses plus vraies.»

Aussi en anglais

Michel Lemieux et Victor Pilon créent des spectacles avec l'espoir qu'ils tournent à l'étranger. Norman, leur avant-dernière création, est passée par plusieurs pays d'Europe et d'Asie avant de terminer sa course en novembre dernier à Sherbrooke. La belle et la bête, coproduit par le TNM et le Festival Luminato (Toronto), devrait aussi être présenté dans d'autres coins du monde après une courte tournée québécoise en mars et avril.

«Il y a beaucoup d'Américains, d'Européens et d'Asiatiques qui vont venir voir le spectacle à Montréal», affirme Michel Lemieux, précisant que, depuis la crise économique, les diffuseurs tiennent à voir les créations avant de s'engager à les présenter.

Contrairement à La tempête de Shakespeare, créé au TNM en 2005, La belle et la bête ne sera pas joué partout en français, mais adapté en anglais. «On a le goût d'une communication plus directe avec le public et nos acteurs ont le goût de jouer en anglais», poursuit le metteur en scène.

Or, depuis les coupes effectuées en 2008 par le gouvernement fédéral dans les programmes de soutien à la tournée (Promart et Routes commerciales), la situation est «toujours difficile». «Il y a des tournées qu'on n'a pas pu faire avec Norman et ça arrivera sûrement avec La belle et la bête», prévoit-il.

«Ce qui est dommage, c'est qu'on doit refuser d'aller dans des festivals qui ont moins d'argent. Alors, on se retrouve dans des festivals officiels, commandités par des banques», constate Michel Lemieux, qui regrette de ne pouvoir honorer des invitations dans des centres d'artistes de moindre envergure. Victor Pilon et lui précisent toutefois que Québec a fait «un gros, gros pas» pour compenser les coupes effectuées à Ottawa.