Kristian Frédéric monte une pièce de Koffi Kwahulé où il est question de torture et de viol? Déjà vu, se diront peut-être ceux qui ont vu Big Shoot, en 2005 ou en 2007, avec Sébastien Ricard et Daniel Parent. Or, il s'agit de Jaz, texte du même dramaturge ivoirien que le metteur en scène français a conçu autour de la comédienne québécoise d'origine haïtienne Amélie Chérubin-Soulières.

Jaz s'inscrit de manière presque naturelle dans le théâtre privilégié par Kristian Frédéric: c'est un solo dur à l'esthétique à la fois raffinée et radicale, qui met le spectateur face à la barbarie et l'inhumanité dont l'être humain est capable. Un théâtre de la compassion, en quelque sorte, qui privilégie une manière rentre-dedans. Beau paradoxe.

Seule en scène, une femme subit un interrogatoire. Sa cellule semble sortir tout droit d'une bande dessinée de science-fiction: la prisonnière est en effet attachée à un plateau pivotant sur pied d'apparence métallique, placé dans un espace apparemment vide et dominé par trois écrans. On pense bien sûr à l'univers d'Enki Bilal (Trilogie Nikopol, Partie de chasse), qui a signé les scénographies de deux autres spectacles de Kristian Frédéric.

L'interrogatoire est musclé. On n'entend pas les questions, seulement les réponses. On ne voit pas les coups pleuvoir, seulement le corps de l'actrice être secoué par les assauts. La violence du bourreau et les paroles qu'il aboie sont évoquées par les secousses assourdissantes et répétées de la bande-son. L'évocation est réussie et implique le spectateur physiquement dans l'action.

«Je ne suis pas là pour parler de moi, mais de Jaz», répète souvent la femme violentée, interprétée avec une puissance tant physique qu'émotive par Amélie Chérubin-Soulières. Entre les coups et les questions, le voile se lève sur une foule d'horreurs et en particulier sur le viol dont son amie a été victime. Les éléments du récit se mettent peu à peu en place. Le spectateur doit additionner et soustraire. Recalculer aussi, car ce texte d'une poésie dense se construit et se déconstruit simultanément, tourne un peu sur lui-même, comme un morceau de jazz.

Traduit en partition musicale, ce spectacle serait assurément dissonant, grinçant et privilégierait les atmosphères lourdes. En mots, c'est le saisissant récit d'une femme qu'une sauvage agression sexuelle a brisée jusqu'à la dépouiller d'une partie de son identité. Mais pas de sa mémoire. Ce drame se révèle enfin être une choquante métaphore de la colonisation, des conflits ethniques et des atrocités commises même lors de guerres dites «justes».

Seule lumière dans cette grande noirceur, l'effort de mémoire fait par la prisonnière qui, même sous la torture, persiste à vouloir parler de la violence subie par Jaz, s'avère profondément troublant. Bouleversant, aussi, en ce sens que ce combat désespéré contre l'oubli en est aussi un pour la dignité humaine.

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Jusqu'au 18 décembre.