Immense production que cet Opéra de quat'sous, qui réunit sur scène 21 comédiens-chanteurs-musiciens, où brille la distribution féminine, menée par Émilie Bibeau (Polly Peachum), pièce maîtresse de ce théâtre musical rendu sans fausse note. Gracieuseté du directeur musical Pierre Benoît.

Pourtant, jeudi dernier, la pièce-choral de trois heures, soigneusement mise en scène par Robert Bellefeuille et admirablement bien adaptée par René-Daniel Dubois - qui a réussi à dépoussiérer ce texte extrêmement ludique -, a mis un peu de temps avant de véritablement décoller.

Dès l'ouverture du premier acte, les répliques cinglantes et décalées du personnage de M. Peachum (Paul Savoie), qui nous présente son entreprise L'ami du mendiant, semblaient tomber à plat, alors que la lecture de ces passages est absolument jouissive. L'arrivée de Serge Postigo, dans le rôle de Mac-The-Knife, comme de ses vilains compagnons, n'y change rien.

Il a fallu attendre la Chanson à Polly, où Polly Peachum révèle à ses parents qu'elle a bel et bien marié le bandit Macheath, pour que le spectacle prenne son envol. Applaudie après son numéro de chant (comme plus tard dans son Duo de la jalousie, autre moment fort avec Marie-Ève Pelletier), le courant s'est enfin établi avec le public.

Heureusement, car le public est constamment sollicité par l'auteur, Bertolt Brecht, qui s'adresse directement à lui (à nous!). Cette «distanciation» par rapport à l'histoire qui nous est contée, Robert Bellefeuille l'exploite à merveille en multipliant les échanges avec le public, grâce à des apartés ou réflexions faites par les comédiens, qui vont même jusqu'à changer la fin de l'histoire!

Le metteur en scène pousse le bouchon jusqu'à la lecture de didascalies. Comme lorsque Macheath s'évade de prison et que les policiers annoncent chacune de leurs actions avant de les jouer: un policier essaie d'attraper Mac en brandissant une chaise; une bataille éclate; Mac s'échappe; les policiers paniquent, etc., rythmant à merveille ce texte écrit, rappelons-le, en 1928.

Fortes, les filles

Mais revenons à cette impressionnante distribution féminine. Émilie Bibeau compose une Polly Peachum fougueuse et passionnée qui montre habilement son côté à la fois extrêmement naïf... et retors. Sa voix n'est pas très puissante, mais elle chante juste, avec une émotion vraie qui laisse filtrer autant sa force de caractère que sa fragilité.

Dans le rôle de la mère de Polly, Danielle Proulx est craquante avec ses airs de marionnette grimée, qui tente par tous les moyens d'éloigner sa fille de Macheath. Avec une candeur parfois déroutante, comme lorsqu'elle lance à sa fille: «Ah, Polly, je te déniche enfin! Change-toi, ton mari va être pendu. Je t'ai apporté ta robe de veuve.» Du bonbon.

Marie-Ève Pelletier (Lucy Brown, l'autre femme de Mac) brille de tous ses feux dans ses deux duos avec Émilie Bibeau; comme Éveline Gélinas, dans la peau de Jenny-la-prostituée, poignante dans la Chanson de Salomon, qu'elle chante et murmure, avec le souffle léger d'un saxophone et d'une trompette jouée en sourdine.

Un mot sur Serge Postigo (Macheath) et Paul Savoie (M. Peachum), qui s'en tirent tous deux très bien.

Postigo sait jouer les durs avec l'élégance d'un gentleman. L'équilibre n'est pas toujours parfait, mais le comédien parvient à bien doser ses montées de testostérone. Un bémol: dans les segments chantés, sa voix est presque trop «belle» et détonne à l'occasion avec la cruauté de son personnage. Seule la Ballade du pendu nous renvoie l'image du bandit qu'il est.

Quant à Paul Savoie, il met du temps à se glisser dans la peau de l'exécrable M. Peachum, et n'est pas toujours convaincant dans ses numéros chantés. Mais il se ressaisit en milieu de parcours et brille carrément dans une des dernières scènes où il menace le chef de police, Tiger Brown, de «relâcher ses mendiants» dans la rue pendant les cérémonies de couronnement de la reine.

Finalement, on apprécie dans L'opéra de quat'sous tout l'humour de Brecht, autant dans le jeu des acteurs que dans les tours de chant (particulièrement puissants dans les trois «finales»), qui nous racontent un drame qui n'en est pas un... puisque nous sommes au théâtre.

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Au TNM jusqu'au 23 octobre.