De Napoléon, Benoît Brière ne savait rien ou presque. Cela ne l'a pas empêché d'accepter de l'incarner le temps d'une pièce, Une partie avec l'Empereur, écrite et mise en scène par Stéphane Brulotte, avec la complicité de Dominic Champagne. Pour ce faire, Monsieur B a dû renoncer à sa barbichette, apprendre à jouer aux échecs et adopter un comportement de séducteur bipolaire. Tout un contrat.

Benoît Brière apparaît comme un mirage du fond du couloir principal de Radio-Canada. Lunettes fumées, manteau noir, démarche un brin désinvolte. Plus il approche, moins il ressemble à la photo de l'affiche de Napoléon devant laquelle je l'attends. Dans quelques jours, cette photo où il fronce les sourcils, l'air autoritaire, le regard sombre et napoléonien, deviendra sa seconde nature. En attendant, Benoît Brière profite de ses derniers moments de liberté.

En prenant place à une table au milieu de la cafétéria déserte, un détail me frappe: cette barbichette poivre et sel, discrète mais néanmoins bien implantée, que Benoît Brière porte au menton et que je n'ai jamais remarquée. L'acteur m'explique de but en blanc que cette barbichette est née d'une grande frustration: «J'étais tanné de toujours me faire appeler madame quand je rentrais dans un restaurant ou un magasin. Souvent, au premier coup d'oeil, les gens me prenaient pour une femme. Alors, je me suis fait pousser un pinch pour dissiper toute confusion. Je le garde encore quelques jours, le temps de jouer un avocat dans le film que Claude Miller tourne chez nous, mais dès que j'embarque dans Napoléon, le pinch va prendre le bord.»

Ces quelques poils ne sont pas la seule chose qui sépare Bonaparte de Benoît Brière. Le premier était un despote et un guerrier. Le deuxième a failli être un comptable agréé. Convaincu que la comptabilité était sa voie, Benoît Brière a étudié en sciences administratives au cégep Édouard-Montpetit avant de faire un bac en économie à l'université. Entre les deux, il a aussi été champion mondial d'intercrosse amateur.

Et puis, un 4 janvier de la fin des années 80, il a décidé pour une fois de ne pas écouter sa raison ni son esprit comptable et de tenter sa chance aux auditions de l'École nationale de théâtre. En réalité, cela faisait un an qu'il prenait des cours chez Charlotte Boisjoli. Mais il croyait si peu à son avenir d'acteur qu'il ne s'était inscrit qu'aux auditions de l'École nationale, fermant ainsi toutes les autres portes.

Jamais perdant

Lorsqu'il fut accepté dès le premier tour et invité à participer au stage de l'école de théâtre, Benoît Brière était heureux comme un pape, mais convaincu une fois de plus qu'il serait éliminé au dernier tour. Ce ne fut pas le cas. Choisi la même année que Wajdi Mouawad, Stéphane Jacques et Catherine Sénart, Benoît Brière ressemblait à l'époque davantage à un futur comptable qu'à un jeune premier. Pourtant, à peine son diplôme obtenu, en 1991, il vit sa carrière d'acteur démarrer instantanément. Une première audition particulièrement réussie au Quat'Sous lui ouvrit les portes du TNM, où il décrocha un rôle de valet dans Le Misanthrope. Quelques mois plus tard, il se présenta à une audition pour une publicité de Bell. En découvrant que des comédiens établis comme Paul Savoie et Raymond Bouchard auditionnaient pour le même rôle, il faillit rebrousser chemin puis décida de rester, pour «l'expérience».

«Comme j'étais persuadé que je n'avais aucune chance contre ces acteurs de métier, je suis arrivé en audition complètement détendu, détaché, avec aucun but précis en tête sinon celui d'avoir du plaisir.»

Si jamais il s'agissait d'une stratégie, autant dire qu'elle fut gagnante. Une icône du nom de Monsieur B venait de naître et ferait partie de la vie de son interprète pendant 14 ans.

Un deuxième détail vient de me frapper: Benoît Brière semble toujours partir perdant et finit toujours par gagner. Contrairement à Napoléon, il n'a jamais connu de Waterloo. Serait-ce parce qu'il est plus combatif qu'il ne l'avoue? Plus rusé aussi, et parce qu'il sait charmer pour mieux conquérir.

Imprévisible Napoléon

Chose certaine, sur scène comme en tête à tête, Benoît Brière dégage une énergie et un charisme auxquels il est difficile de ne pas succomber. Il entend bien mettre ces deux atouts au profit de son Napoléon. Le personnage qu'il campera est plus fictif qu'historique. Exilé par ses ennemis dans l'île d'Elbe au large de l'Italie, le Napoléon de la pièce tue le temps en jouant aux échecs avec un acteur britannique (Gabriel Sabourin) mandaté pour l'empoisonner. «C'est weird de se retrouver dans la peau d'un tel monument, raconte Brière. Au plan strict de l'interprétation, c'est difficile à jouer parce que de la façon dont Stéphane Brulotte (l'auteur de la pièce) a construit le personnage, on ne sait jamais à quoi s'attendre avec lui. Une minute, il est charmant, drôle, séduisant, puis subitement, sans aucune raison, il vire sur un dix sous et devient inquiétant et menaçant. Selon certains historiens, Napoléon aurait été diagnostiqué bipolaire. C'est en tout cas comme ça que je le joue.»

Dans les moments où Napoléon cherchera à séduire celui qui veut l'empoisonner, Benoît Brière dit qu'il livrera un combat de tous les instants contre le cabotinage.

«Le rire du public est une drogue formidable, mais c'est un piège à éviter, sinon je ne suis plus Napoléon, je suis un clown. Ce n'est jamais une bonne idée. Mais ce qui vient encore plus compliquer les choses, c'est que je dois jouer par moments un Napoléon qui cabotine sans moi-même cabotiner. Tout un défi.»

Affrontement

Dernière pièce du cycle québécois qui a débuté chez Duceppe en septembre, Une partie avec l'Empereur a la particularité de s'approprier un mythe et un monstre qui n'ont rien à voir avec l'histoire québécoise.

Benoît Brière raconte que Stéphane Brulotte a commencé à écrire la pièce il y a sept ans en pensant à George Bush, qu'il détestait activement. Puis au fil de l'écriture et de ses discussions avec Dominic Champagne, il a cherché à comprendre comment des peuples pouvaient élire et suivre des despotes comme Hitler, Mussolini ou Napoléon. «Ce qui est fascinant avec un personnage comme Napoléon, c'est qu'il est beaucoup plus qu'un militaire et un conquérant. C'est aussi, par moments, un gars plein d'humour, de charme et de charisme. C'est ce qui explique pourquoi celui qui doit le tuer va tomber sous son charme en découvrant que Napoléon n'est pas le monstre sanguinaire et écumant de bave qu'il avait imaginé.»

Pendant deux heures, ces deux-là vont se tourner autour et s'affronter en jouant aux échecs. Même si les échecs sont accessoires à l'histoire, ils joueront trois parties «organisées» que Benoît Brière répète studieusement depuis plusieurs semaines avec ses deux filles, âgées de 7 et 8 ans. Lui qui a toujours été trop occupé pour avoir la patience et le temps de s'asseoir pendant des heures devant un échiquier, pourra remercier Napoléon de l'avoir initié aux vertus de l'immobilité active et conquérante.

Le soir de la première d'Une partie avec l'Empereur, un détachement de l'École du soldat napoléonien de Coteau-du-Lac va installer un bivouac et dresser une haie d'honneur devant l'entrée de la Place des Arts. Si tout marche comme prévu, Napoléon lui-même en personne, engoncé dans son uniforme de gros lainage, viendra faire la relève de la garde. Les touristes égarés dans ce coin de la ville se demanderont sans doute qui est ce petit homme ventru au regard sombre et à la bouche carnassière. Les autres mettront un certain temps à reconnaître le légendaire Monsieur B. Mais qu'on le reconnaisse ou non, Benoît Brière a la ferme intention d'être là avec ses soldats dehors sur le pavé avant d'entrer par la grande porte, l'air plus impérial que jamais.

Une partie avec l'Empereur, chez Duceppe du 14 avril au 22 mai.