En cette ère d'instantanéité et de pensée prédigérée, une oeuvre comme Limbes apparaît comme un non-sens. Durée: 2 h 40, sans entracte. Sans compter que La Chapelle n'est pas la salle la mieux aérée ni la plus confortable en ville. Par conséquent, avant d'être une traversée artistique et intellectuelle, cette nouvelle production du Théâtre Péril est d'abord une épreuve physique. Or, c'est une aventure à la fois aride et fascinante.

Christian Lapointe, directeur artistique du Théâtre Péril, a construit Limbes à partir de trois pièces de William Butler Yeats consacrées au Christ: Calvaire, Purgatoire et Résurrection. Des textes qu'il a, à la fois, traduits, adaptés, réécrits et ensuite «profanés» (l'expression est de lui). Son spectacle parcourt deux fois la trilogie, sur des tons diamétralement opposés, puis s'achève sur un épilogue.

Limbes s'ouvre sur une courte scène cacophonique: alignés à l'avant-scène, les cinq acteurs prêchent d'une voix de plus en plus emportée. Puis, après un silence, l'assistance est soudain plongée dans un théâtre cérémoniel: texte déclamé, jeu masqué, déplacements lents et soigneusement calculés, tableaux épurés et ponctués de musiques aux résonnances antiques: flûte, oud, cornemuse et tambour (des cuves de machine à laver).

L'approche est aride, le verbe dense, alors c'est forcément un peu assommant. La beauté des scènes, l'extraordinaire adresse des comédiens et l'aspect rituel confèrent toutefois à l'ensemble quelque chose de fascinant. L'impression de renouer avec un lointain art du conte ou une forme rituelle ancestrale.

Revirement

Après une heure de ce régime (et un petit nombre d'évasions parmi les spectateurs), un premier basculement: les cinq comédiens (Sylvio-Manuel Arriola, Christian Essambre, Olivier Lépine, Jocelyn Pelletier et Ève Pressault) reprennent tout du début. Les masques expressifs cèdent la place à des sacs de papier brun troués et les objets rituels (miche et poignard) perdent du galon pour devenir un vulgaire pain tranché et couteau à beurre.

Le revirement touche aussi le langage (les comédiens passent constamment d'un niveau de langue à un autre, de la poésie à la vulgarité) et surtout le jeu. Les gestes lents et le port soutenu laissent place à des corps périodiquement secoués de spasmes, un jeu marqué par de multiples ruptures de ton et moments de décrochage.

Les conventions sont transgressées, malmenées, et l'histoire du Christ (joué par Ève Pressault) sérieusement bousculée. L'immaculée conception devient notamment une espèce de viol incestueux. Ce deuxième mouvement ne fait pas que se moquer du premier, il lui crache au visage. Le spectacle s'achève sur une assez courte scène vidéo presque aussi cacophonique que la toute première.

Une telle suite de chocs et une telle densité de mots ne laisse évidemment pas indemne. On peut ne pas aimer, mais on ne peut pas aimer tout court non plus. Limbes est une expérience. Un voyage dans l'histoire et dans les formes de la représentation et un chemin de croix dont le sens profond n'émerge pas d'emblée. Il tient à la fois du réquisitoire antireligieux, de la charge contre la bêtise humaine et de l'incitation au réveil.

Limbes, dans son austérité comme dans ses extravagances, semble chercher à provoquer une prise de conscience quant à l'état de notre planète et notre apathie collective (ces morts vivants dont il est question, on a du mal à croire qu'il ne s'agit pas de nous). Un spectacle certes beau, mais si difficile à apprivoiser. Est-il le bon moyen d'y parvenir? Allez savoir...

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Jusqu'au 30 janvier à La Chapelle.