Toutes les semaines depuis cinq ans, Sandra Oh est Cristina Yang, le médecin froide, arrogante et arriviste de la série Dre Grey, leçons d'anatomie. Mais vendredi dernier à Montréal, Sandra Oh est redevenue une simple diplômée de l'École nationale de théâtre quand elle a reçu, avec Paul Buissonneau, le prix Gascon-Thomas de 2009. Rencontre avec une star bilingue et sympa.

Sandra Oh se souviendra à jamais de la scène. C'était en 1990 lors de sa première année en interprétation dans la section anglaise de l'École nationale de théâtre. Blessée au genou, le soir de sa première performance au grenier d'un Monument-National encore en ruine, elle était parvenue au sommet de l'escalier dans les bras d'un camarade de classe.

«Je savais que mon père avait conduit deux heures d'Ottawa pour venir me voir jouer. Et j'étais terrorisée parce qu'il m'avait déjà laissé entendre que dans son esprit, actrice, c'était un cran plus élevé que putain. Or ce soir-là, je jouais justement une putain!» raconte l'actrice de 38 ans en éclatant de son grand rire haut perché dans une vaste salle d'un Monument-National qu'elle ne reconnaît pas. «Mon Dieu, regardez-moi ces beaux planchers vernis!» s'est-elle écriée en arrivant, vêtue d'une chemise de corsaire blanche et d'un pantalon noir bouffant signés Alexander McQueen.

Première surprise: le français de Sandra Oh est étonnamment clair et fluide. L'actrice a pourtant grandi en anglais en banlieue d'Ottawa, la deuxième des trois enfants d'immigrés de la Corée du Sud. Papa Oh a longtemps été économiste pour le gouvernement fédéral pendant que maman Oh travaillait comme biochimiste. Comme beaucoup d'immigrés, ils rêvaient de voir leurs enfants faire de longues et sérieuses études universitaires. Mais à 18 ans et malgré un père qui pousse pour qu'elle étudie en journalisme à Ottawa, Sandra Oh arrive à Montréal pour passer une audition à l'École nationale. Si jamais elle est refusée, son plan B est de terminer sa formation académique à Concordia, histoire de rassurer ses parents. Le destin en décidera autrement.

Le premier sou noir du boulier

«Le jour où j'ai reçu ma lettre d'acceptation de l'École nationale, c'est comme si le premier sou noir du boulier venait de tomber et de se mettre en place. Malgré les craintes de mes parents et les miennes aussi, j'ai décidé que je ne pouvais pas vivre avec le regret de ne pas avoir essayé. Non, ça, je ne pouvais pas. Depuis que j'étais toute petite, j'avais le sentiment que je n'avais pas le choix, qu'il fallait que je sois comédienne. Et même si mes parents voyaient cela d'un mauvais oeil, mon désir était plus fort qu'eux. Jouer, c'était ma seule façon de respirer.»

À l'automne 1990, Sandra se trouve une piaule sur le boulevard Saint-Laurent en face du défunt Lux. Elle n'a pas un sou, s'habille en noir, ne mange pas toujours à sa faim mais trouve que l'École nationale est un endroit incroyablement excitant. Elle y noue des liens d'amitié avec ses camarades de classe, Patrick Gallagher (Glee, Night at the Museum, True Blood), Shawn Mathieson, Elizabeth Robertson, Kari Matchet et Kristen Thomas, autant de gens avec qui elle est restée en contact et dont certains sont venus assister à la remise de son prix.

«Mes camarades de l'École sont ma communauté, mes racines. Ils savent qui je suis et ce que je vaux. Ils connaissent mes forces et mes faiblesses. Ils savent quand je mens. Ils m'ont vue à l'état brut. Leur opinion m'importe plus que tout.»

En plus de lui donner de beaux souvenirs, l'École nationale a appris à Sandra Oh deux précieuses leçons: «Apprendre à devenir un meilleur acteur n'est pas tout, encore faut-il savoir comment prendre soin de l'acteur en nous. Ça, j'ai appris ça ici, dit-elle. Mais surtout, l'École m'a montré qu'il y avait mille et une façons de faire son métier et comment on pouvait parvenir à faire ce que l'on voulait avec les outils que l'on avait.»

En sortant de l'École en 1993, Sandra Oh voit la chance lui sourire. Choisie parmi 1000 concurrentes, elle obtient le rôle principal du téléfilm The Diary of Evelyn Lau, l'histoire vécue d'une ado asiatique devenue droguée et prostituée dans les rues de Vancouver. Deux autres téléfilms pour la CBC, dont un sur la vie d'Adrienne Clarkson, complètent ce jeu de cartes gagnant et la pousseront à tenter sa chance à Hollywood. «Au Canada, personne ne m'a jamais dit qu'à cause de ma différence, j'aurais de la difficulté à percer. Mais à Los Angeles, on me l'a répété pendant 12 ans.»

Un mariage et une séparation

Pourtant, dès 1996, après être retournée vivre à Toronto, la chance lui sourit de nouveau. HBO lui offre le rôle de l'assistante d'un agent sportif dans la série Arliss. Ce rôle l'aidera à bien gagner sa vie pendant six ans. Entre-temps, elle rencontre le réalisateur Alexander Payne qu'elle épouse en 2003, qui la dirige dans le célèbre film Sideways et qui la quitte deux ans plus tard. Le personnage de Cristina Yang vient la distraire de sa peine d'amour et surtout en faire une star du petit écran aux États-Unis.

Un jour, Sandra Oh sait qu'elle devra apprendre à vivre sans les leçons d'anatomie de la Dre Grey. En attendant, elle est la preuve éclatante que la différence n'a pas d'importance et qu'il y a une vie et de beaux rôles après l'École nationale.