Enfermé dans sa voiture et coincé sur la 40 où une poursuite policière avait paralysé le circulation, Fred Pellerin bougonnait. Contre les autos, contre les bouchons et contre Montréal la maudite, ville aux mille maux, toujours aussi difficile d'accès. Dès qu'il pose le pied à Montréal, Fred Pellerin ne pense qu'à une chose: retourner au plus sacrant à Saint-Élie-de-Caxton où il a grandi, où il vit avec sa blonde et leurs trois enfants et où il compte bien mourir. Même si dans le livre de Fred Pellerin, mourir n'est pas une option.

La veille, il avait fait la fête avec le voisin sommelier et sa blonde inspectrice municipale. Le jour d'avant, il avait participé avec les enfants à une manif à Saint-Élie contre l'augmentation du prix de la femme de ménage. Et l'avant-veille, il avait foiré jusqu'à tard dans la nuit avec amis et voisins chez Carlos, tout cela en «cannant» des tounes dans le studio maison de Jeannot Bournival et en enregistrant des bulletins d'informations locales pour le web. Ça, c'est l'horaire type de Fred Pellerin lorsqu'il est en congé. Imaginez lorsqu'il ne l'est pas.

Le voici qui s'amène dans le café du Plateau, frais comme une rose, l'oeil vif, une boucle dorée à l'oreille et un teint de bébé malgré ses 34 ans. Je lui demande des nouvelles de Saint-Élie, ce village de 1700 âmes, que ses contes drôles et poignants ont rendu célèbre et où, chaque été, 30 000 touristes débarquent en autocar à la recherche de la maison de Fred, de la traverse de lutins et de la tombe de la mort elle-même au fond du cimetière.

N'a-t-il pas peur d'avoir créé un monstre ou, pis encore, un Disney de la babiche et de la ceinture fléchée?

Fred n'est pas surpris par la question. Sa réponse est toute prête: «D'abord, les touristes ne débarquent pas tous en même temps et, surtout, ils ne viennent que l'été. Et puis, tout cela est tellement à la bonne franquette, tellement broche à foin que la «disneyfiquation» est impossible. Les gens se louent des audioguides à l'hôtel de ville, se promènent, s'arrêtent pour une petite molle, vont à la boulangerie (une des meilleures au Québec), prennent un bon café au Cito et repartent. Avant, les gens du village étaient trop heureux de leur indiquer ma maison. Mais c'était un peu invivable, fait que je leur ai appris quelques menteries pour que le monde ne vienne plus sonner chez nous aux deux minutes. Pour le reste, la vie suit son cours.»

Malgré son implication dans la vie de Saint-Élie, Pellerin n'a pas l'intention d'en devenir le maire ni d'y faire de la politique provinciale ou fédérale. «La campagne électorale en ce moment, ça me scrappe le rêvage, ça m'énarve, dit-il. En 2007, j'ai écrit une lettre ouverte sur le problème électile. On est en 2011 et c'est encore la même affaire. Les candidats ont tous l'air d'agents ReMax. Maison à vendre ou Parti à vendre, même combat. Ma politique, je la fais dans les gestes de tous les jours de ma vie communautaire. À Saint-Élie, on a trouvé des affaires autour desquelles se rassembler, notamment nos histoires en dehors de l'historicité froide et scientifique. Notre parole aussi. Ce que ça donne? Je ne sais pas, mais au moins on ne s'empêche pas de rêver, pis d'essayer de concrétiser nos rêves.»

Obsédé par la mort

Il y a trois étés, Fred Pellerin terminait la tournée du spectacle Comme une odeur de muscles sur Esimésac Gélinas, l'homme fort de Saint-Élie qui n'avait pas d'ombre. Le père de Fred, prof en comptabilité au cégep de Shawinigan, venait, à 57 ans, de prendre sa retraite. C'était un homme en pleine forme qui ne buvait pas, ne fumait pas, faisait des dizaines de kilomètres en vélo chaque semaine. Vingt-six jours plus tard, alors qu'il bavardait avec des copains autour d'une piscine, il a penché la tête et ne l'a plus jamais relevée. Vingt-six jours après avoir pris sa retraite, il était mort. Quand Fred Pellerin évoque le drame, les premiers mots qui lui viennent à la bouche sont hargne et colère. «J'en voulais à mort à la mort. Je ne voulais pas juste me chicaner avec elle. Je voulais tuer la mort. Et dans le show que j'ai écrit plusieurs mois plus tard, je l'ai tuée.»

Ce spectacle, c'est L'arracheuse de temps qu'il a promené soir après soir partout au Québec et en France. Son père n'y est pas mentionné une seule fois, mais sa mort est la toile de fond, le sous-texte, la raison d'être de cette série de contes, conçues par un poète qui a un doigt dans le deuil planté jusqu'au coude. L'entreprise au départ était risquée. La mort n'est pas très vendeuse surtout au sein de sociétés vouées à la jeunesse éternelle et qui font semblant que la vieillesse, la maladie et la mort n'existent pas. Mais c'était plus fort que Pellerin. Il était obsédé par la mort et prêt à prendre le risque d'un suicide artistique pour pouvoir la confronter sur scène. Le spectacle aurait pu être d'une lourdeur accablante. Le contraire s'est produit.

Comme Pellerin l'écrit sur la pochette du DVD qui vient de sortir: «C'était une suite de contes qui portaient sur la mort et qui allaient devenir soir après soir, accumulation de rires, de souvenirs et de rencontres.»

Ce qui est particulièrement frappant dans le DVD, c'est la qualité et l'intensité de l'émotion de Pellerin qui crève littéralement l'écran. Pourtant, le spectacle du DVD a été enregistré à Terrebonne en septembre dernier, après plus de deux ans de tournée. L'usure aurait pu s'inviter, sinon sa cousine, la technique, qui à force de maîtrise, finit par chasser l'émotion. Mais c'est mal connaître Fred Pellerin, un artiste qui a compris depuis longtemps qu'on ne peut vraiment toucher les gens qu'en misant sur l'authenticité et la vérité de l'émotion.

«Chaque soir que je donne mon show, je me mets en état de totale vulnérabilité en faisant appel à toutes sortes de choses qui me sont personnelles et qui me font brailler. C'est ma manière de me garder en vacillance, en déséquilibre, toujours fragile et fébrile. D'ailleurs, dès que ça va trop bien, je m'inquiète et je pars à la recherche de l'affaire qui fait mal et qui va me ramener dans la vérité du moment.» Chemin faisant, Fred Pellerin ne s'est pas réconcilié avec la mort. Mais il lui a joué un tour. Dans son spectacle, les personnages ne meurent pas. Ils franchissent le poste de douanes de la mort et disparaissent au pays éternel de la légende. Ils meurent pour mieux renaître.

L'arracheuse de temps s'éteindra définitivement le 16 juin à Saint-Hyacinthe. Ce sera la fin de quelque chose et le début d'un nouveau tourbillon. Pellerin a déjà écrit la structure du prochain spectacle qui tournera autour de Méo, le coiffeur décoiffant, et explorera l'opposition entre le collectif et l'individuel. Entre-temps, il a écrit le scénario d'un film sur Esimésac Gélinas. Le tournage débutera en août avec Luc Picard à la réalisation et le retour de plusieurs acteurs qui étaient dans le film Babine. Pellerin a aussi en chantier, un nouveau CD de chansons originales qui sortira à l'automne. Il prépare en même temps le conte pour Noël qu'il fera avec l'OSM et Kent Nagano et brûle d'envie d'écrire une pièce de théâtre pour René Richard Cyr. La mort, pour l'instant, a perdu. Tant mieux pour Fred Pellerin et pour nous.