Martin Petit me rencontre au Marché 27, rue Prince-Arthur Ouest. L'humoriste, qui vient d'avoir 40 ans, sera du Cabaret des auteurs du dimanche le 18 novembre au bar le Verre Bouteille. Discussion sur le pouvoir des humoristes, en ce jour d'élection présidentielle.

Marc Cassivi: Les humoristes ont-ils du pouvoir? La question a été soulevée récemment au Colloque sur l'impact de l'humour au Québec. Je n'ai pas assisté à l'atelier, mais Chapleau m'a dit que Jean-René Dufort et lui ont répondu non. À la fin de l'atelier, on avait décidé pour eux que c'était oui...Martin Petit: J'ai lu dans Le Devoir une universitaire qui a assisté au colloque et qui avait aussi tendance à nous donner un cinquième pouvoir.

M.C.: Tu trouves qu'elle exagère?

M.P.: Ça m'a fait réfléchir. Il faut se poser la question. On ne peut pas juste dire non en se déresponsabilisant. J'ai vu Jon Stewart (NDLR: l'animateur de l'émission de satirique The Daily Show) dire en entrevue que son émission était diffusée après un dessin animé et donc qu'il n'avait pas de pouvoir. Il a du pouvoir. Il utilise les mêmes codes qu'un vrai bulletin d'information, se sert des mêmes extraits. Il fait seulement les réarranger. Son équipe est tellement incroyable. Je comprends certains Américains d'aller chercher leur information au Daily Show. Il a ses opinions et ne s'en cache pas, mais il mène des entrevues avec des gens sérieux de toutes allégeances.

M.C.: En 2004, j'avais invité des amis chez moi et on a fini par suivre l'élection présidentielle avec Jon Stewart plutôt que sur les chaînes traditionnelles. Et il n'était même pas en direct!

M.P.: Je me demande ce qu'on entend lorsqu'on dit que les humoristes ont du pouvoir. Les journalistes ont un pouvoir, le quatrième pouvoir. Ils sont les chiens de garde de la démocratie. Quand on parle des humoristes, est-ce qu'on parle de la même responsabilité?

M.C.: As-tu l'impression que lorsqu'on dit «le pouvoir des humoristes», on parle plutôt de la responsabilité des humoristes?

M.P.: C'est comme ça que je l'entends. J'ai l'impression que c'est un reproche. «Vous avez une responsabilité, mais vous ne la remplissez pas.» Pourtant, Les parlementeries sont un bel exemple de mise en commun d'humoristes qui réfléchissent à la chose politique. Je vais emprunter une idée à Richard Dawkins, le militant athée américain qui compare les athées à des chats. Je trouve aussi que les humoristes sont comme des chats. Il y en a plein, partout, mais ils ne se soulèveront pas demain matin pour prendre le contrôle de la ville. Intrinsèquement, les humoristes ne sont pas corporatistes. On observe les choses, on veut que ce soit comique, et on ne veut surtout pas nous plagier entre nous. On aurait un pouvoir, j'imagine, si on répétait tous la même chose tout le temps.

M.C.: J'entends davantage le pouvoir comme une influence. Les humoristes ont une tribune intéressante. Certains sont très populaires. Ils ont la possibilité comme artistes de livrer un message qui n'est pas abstrait. Pas juste une musique, mais une idée précise. Quand on fait de l'humour politique, ça peut avoir une résonance. Surtout si c'est à la télévision. Jean-René Dufort, comme Jon Stewart, a plus de pouvoir qu'il ne le croit à mon avis.

M.P.: La télévision valide le message. Jusqu'à Loft Story, j'ai été élevé dans une culture où on ne mettait pas des imbéciles à la télévision. La télévision était sacrée. Les téléréalités ont fait sauter ce concept. Mais il reste que culturellement, les gens qui sont à la télévision ont une crédibilité. Encore plus à Radio-Canada, peu importe ce qu'ils font. Je m'intéresse aussi à l'humour comme spectateur. Je n'ai pas une vision nombriliste de l'humour. Je m'intéresse à jusqu'où on peut aller. Il y a toujours la joke que tu fais et la joke que tu ne fais pas. On peut identifier les limites du danger à dire la vérité. S'il y a des choses délicates à identifier, il y a aussi un danger lié à ça. Je trouve que le travail des journalistes et celui des humoristes va dans le même sens.

M.C.: Je vois ce que tu veux dire...

M.P.: J'aimerais avoir des amis humoristes aux Pays-Bas qui pourraient me dire quelle a été leur réaction à l'assassinat de Theo Van Gogh. Le lendemain, est-ce que les humoristes en ont parlé? Un jour, ils ont sans doute été obligés d'en parler. Si Denys Arcand se faisait descendre, je serais obligé de l'intégrer d'une façon ou d'une autre. Le climat qui règne quand quelqu'un se fait fermer la gueule de façon violente... Les autres ne parlent plus. Si on fait taire un humoriste pour des propos qu'il tient, c'est une façon de dire aux autres qu'il y a une limite à ne pas franchir.

M.C.: Comme aux États-Unis, après le 11 septembre...

M.P.: Bill Maher a perdu son show (Politically Incorrect) pour ça, si je me souviens bien. Lui et les Dixie Chicks ont payé pour leurs commentaires.

M.C.: C'est comme s'il y avait eu un moratoire sur le 11 septembre. Même Letterman a mis des semaines à en parler.

M.P.: On voit le fil fragile sur lequel les humoristes marchent. On les imagine les plus assis, les plus installés des artistes. Letterman n'a pas besoin de faire son show pour vivre. Il est indépendant de fortune. Les humoristes ont une capacité d'évocation. Ils peuvent démêler des noeuds. Ils peuvent faire en sorte qu'on relativise une nouvelle avec humour plutôt que de tout dramatiser.

M.C.: L'humoriste joue aussi un rôle essentiel en démocratie. Qu'il fasse de l'humour politique ou pas. Les humoristes peuvent se permettre des choses que les journalistes ne peuvent pas. Avec de l'humour, on peut porter un message plus loin. Ce droit, cette prérogative de repousser les limites, vient aussi avec une responsabilité d'être conséquent de ses actes et de ses paroles. Je le dis sans vouloir responsabiliser les humoristes à outrance. Mais en souhaitant que les humoristes en prennent davantage conscience.

M.P.: On prend toujours un risque quand on repousse les limites. Yvon (Deschamps) l'a fait avec un sketch qui s'appelait La mentale. Il faut savoir tester les limites de l'élastique. Il y a un lien direct à faire entre la liberté d'expression et l'impression que les choses peuvent être dites. Si les choses peuvent être dites sur une scène, alors elles peuvent être abordées dans la vie privée. Au-delà de toute autre considération, si ça se dit, c'est qu'on peut en discuter. La liberté d'expression est une chose très fragile. Je pense à Mike Ward. Il ne faut pas plier dans ces cas-là. C'était quand même juste une joke (NDLR: une blague de Ward sur Cédrika Provencher a provoqué un tollé)...

M.C.: Ce n'était pas particulièrement une bonne joke, mais je n'ai pas vu la nécessité de la condamner violemment. Tout est dans la manière. Quand faire une blague. Comment la faire. Trouves-tu que les humoristes peuvent moins s'en permettre qu'auparavant?

M.P.: J'ai l'impression qu'il y a des choses qui sont plus radicales qu'il y a 10 ans. La liberté d'expression est plus attaquée. Même si au Québec, comme humoristes, on a encore une grande liberté.