Chorégraphe, metteur en scène, dessinateur, Jan Fabre est un artiste à la fois adulé et controversé. Fumiste pour les uns, génie de l'avant-garde pour les autres, son art dérange immanquablement. Depuis 30 ans, Fabre suscite l'enthousiasme ou l'exaspération du public. Rien entre les deux. À l'occasion de la présentation d'un solo qu'il a écrit pour le danseur Antony Rizzi, au Théâtre La Chapelle, l'artiste flamand répond aux questions de La Presse.

La Presse : Vous êtes un artiste phare de l'art contemporain et de l'avant-garde en Europe. Vous avez vos entrées au Festival d'Avignon, à la Biennale de Venise et à la Documenta de Cassel. Néanmoins, vos influences remontent aux années 1400, 1500. Avec les toiles des maîtres anciens en peinture : Bosch, van Eyck, Vermeer...

Jan Fabre : L'avant-garde digne de ce nom a toujours été enraciné dans une tradition artistique. Sans tradition, il n'y pas d'avant-garde. Ces peintres font partie de mes racines culturelles. Mon ADN créatif a été marqué par ces maîtres néerlandais et flamands. C'est normal que je m'inspire d'eux pour créer mes images scéniques.

La Presse : On a dit que vous êtes obsédé par les mêmes thèmes dans vos créations : l'acte sexuel, la violence, la mort, le désespoir, l'animalité chez l'humain...

JF : Mais ce sont des sujets universels, intemporels. Encore là, c'est déjà présent dans les toiles des maîtres anciens; la représentation de la cruauté, de l'animalité, de la mort. Les maîtres pouvaient êtres très «sex, drug & rock n roll»!

La Presse : Ces peintres ne faisaient quand même pas uriner leurs sujets, comme le font régulièrement vos interprètes sur scène. À Avignon en 2005, dans L'Histoire des larmes, véritable ode aux fluides corporels, vous allez même jusqu'à faire dire à un personnage: «Ma pisse a plus de sens que les mots»!

JF : Cette pièce fait partie d'une trilogie pour explorer les fluides du corps: larmes, sueur et urine. N'oubliez pas que je viens d'un pays où l'un des symboles nationaux est le Manneken-Pis, la statue d'un gamin qui pisse 24 heures sur 24 dans une fontaine, devant des tonnes de touristes. On vit à une époque qui a peur de la représentation des imperfections ou des sécrétions corporelles. Une société qui pense que l'urine est quelque chose qu'il faut cacher, que c'est dégueulasse des danseurs urinant devant un public. Pourtant, tout le monde doit pisser pour vivre.

La Presse : Votre position face aux fluides explique probablement le fait que vous avez aussi souvent recours à la nudité.

JF : Quand une création aborde le thème du corps, c'est normal d'avoir recours à la nudité des interprètes. Mon travail expose la vulnérabilité du corps pour mieux le comprendre et le célébrer. Je choisis de montrer son côté fragile, vulnérable, imparfait. Car c'est de là que jaillit la poésie. Mais il n'y a pas de nudité dans le solo avec Antony Rizzi, Drugs Kept Me Alive.

La Presse : De quoi parle cette pièce que vous avez écrite et mise en scène spécialement pour ce danseur performer américain?

JF : Je travaille avec Antony depuis 1990 et en cours de route, il a appris qu'il est séropositif. Je l'ai vu lutter pour combattre la maladie. Antony est très fort et courageux dans son combat contre la maladie. Malgré les traitements et les médicaments, il a sans cesse continué à danser et à jouer au théâtre. J'ai donc écrit un texte de 27 pages pour raconter son histoire de survie. Je l'ai imaginé comme quelqu'un qui doit vivre dans une bulle pour se protéger contre la maladie. Une bulle de savon qui peut éclater à tout moment... Et c'est la mort.

La Presse : C'est un spectacle qui semble doux et intimiste. On est loin de la provocation de Prométhée ou de L'orgie de la tolérance?

JF : Je ne pars jamais avec l'idée de provoquer le spectateur. Certes, il y a des gens qui ne me comprendront jamais. Qui sortiront toujours choqués de mes spectacles. Or, je crois qu'un artiste est là pour éveiller la conscience du public, le faire réagir différemment, le déstabiliser dans ses certitudes.

La Presse : Vous êtes un artiste sérieux, et pris au sérieux par les plus grandes institutions culturelles. Le Musée du Louvre à Paris vous a donné carte blanche pour une exposition. Mais il y a aussi de l'humour chez Jan Fabre, non?

JF : En effet, il y a une espèce d'ironie typiquement flamande dans mon travail. C'est génétique. Notre peuple analyse toujours les choses sérieusement, mais avec le sourire au coin des lèvres. Mais je suis davantage fidèle à la beauté qu'à l'humour. Pas seulement la beauté esthétique - sinon ça serait seulement du maquillage. Je veux faire avec mon art un beau mariage entre l'éthique et l'esthétique. Finalement, mes spectacles sont remplis d'espoir.

JAN FABRE EN 7 DATES

1958 : Naissance à Anvers en Belgique

1976 : Études à l'Académie royale des Beaux-Arts et à l'Institut des Arts décoratifs d'Anvers

1982 : Premières pièces importantes: C'est du théâtre comme il était à espérer et à prévoir; Pouvoir des folies théâtrales (1984). Deux créations qui bouleversent les conventions scéniques.

1986 : Fonde sa compagnie Troubleyn (du nom de famille de sa mère). Son mandat: repousser les limites de l'imagination et de l'art théâtral pour en faire «un art protéiforme».

2005 : L'Histoire des larmes (deuxième opus de sa trilogie sur le corps) est présenté en ouverture du Festival d'Avignon, dans la cour du Palais des papes.

2008 : Exposition Jan Fabre, l'Ange de la métamorphose dans la galerie de l'art flamand, au Musée du Louvre à Paris.

2009 : L'orgie de la tolérance est présentée à Montréal au Festival TransAmériques.

________________________________________________________________________________

Du 5 au 9 novembre (relâche jeudi le 7), au Théâtre La Chapelle à Montréal.