Sa compagnie La La La Human Steps fête ses 30 ans. Mais ça fait bien plus longtemps qu'Édouard Lock est en danse et ce mouvement continu lui importe plus que tout. Après une première tournée européenne, il présente sa nouvelle création du 5 au 7 mai à la Place des Arts. Une pièce sans autre nom que le sien, en résonance avec les deux célèbres opéras qui l'ont inspirée.

«J'ai une relation personnelle avec ces opéras que j'écoutais dans ma jeunesse», dit-il d'emblée, expliquant le choix de Didon & Énée de Henry Purcell (1689) et d'Orphée et Eurydice de Gluck (1762), deux pans majeurs du répertoire baroque et romantique. Dans Amjad (2008), il avait déjà choisi deux oeuvres classiques, La belle au bois dormant et Le lac des cygnes, confiant à son complice de longue date, le compositeur Gavin Bryars, le soin de détourner la trame originale.

Cette fois aussi, Bryars signe, avec Blake Hargreaves, la composition interprétée live par un quatuor instrumental inattendu: piano, violon, violoncelle et saxophone. Sorte de nouvelle vision de l'orchestre de chambre qui, d'emblée, réactualise ces opéras connus du public. Édouard Lock précise: «Connus oui, mais pas pour les mêmes raisons. De Didon et Énée, on connaît la musique, d'Orphée et Eurydice, on connaît surtout l'histoire.» Histoires d'amour tragiques en tout cas: «Deux récits de la fin d'une relation, dit-il. En les mettant ensemble, j'ai établi une proximité de lieu entre eux.»

Dans ces deux mythes, la femme disparaît: Didon, reine fondatrice de Carthage, se donne la mort faute de pouvoir épouser Énée, prince de Troie; Eurydice retourne aux enfers dont Orphée ne parvient pas à la libérer: «Pour moi, explique Lock, Eurydice symbolise l'inconscient. Il ne doit pas se retourner sur elle, il le fait, elle disparaît. Elle incarne le rêve qu'Orphée ne peut regarder en face. Orphée est comme la continuation d'une personne qui s'efface. Didon, elle, c'est la continuité. Elle se suicide pour qu'on se souvienne d'elle, mais pas de son destin.»

Collaborations musicales inusitées

Ce sont là en effet les paroles du dernier aria tiré du livret de Nahum Tate pour l'opéra de Purcell. Édouard Lock n'a gardé que la musique. «Pour ne pas s'alourdir avec les mots, dit-il. Mais Gavin (Bryars) a choisi cette combinaison d'instruments pour créer une gamme similaire à la gamme de la voix humaine.»

Au cours de la dernière décennie, les pièces de La La La Human Steps ont proposé un univers méditatif, onirique, à fleur d'inconscient. En revanche, son rapport singulier à la musique, tout comme sa signature gestuelle, le spécifient depuis le début: «L'identité de la compagnie, dit Édouard Lock, passe beaucoup par les liens avec les compositeurs, des collaborations musicales inusitées qu'on a souvent été les premiers à oser, toujours dans une collaboration libre. Le point d'orgue de mes pièces est sur scène, dans la rencontre entre musique et danse.»

Des fusions improbables signent l'ensemble de son parcours. Pour Human Sex (1985), il fait appel à Louis Seize et Randall Kay, pour New Demons (1987) à la West India Company ou Janitors Animated, à Iggy Pop pour 2 (1995), sans oublier les tournées de David Bowie et Frank Zappa.

Moments forts

De 1981 à 2011, de quels autres moments forts aime-t-il se souvenir? Évidemment de la première pièce, Lily Marlène (1980), créée au petit théâtre de l'Eskabel à Saint-Henri, mais qui tout de suite s'exporte au mythique Kitchen Theatre de New York, suivie par Oranges (1981), première collaboration avec Louise Lecavalier, qui lui vaut le prestigieux J.A. Chalmers. Il cite aussi Human Sex, cette fusée qui lui ouvre les portes de l'Europe et de l'Asie, et donc des coproductions, des récompenses et des honneurs, des premières à l'étranger qui deviennent la norme, mais aussi des commandes pour d'autres grandes compagnies qui dès lors se succèdent.

C'est en voyant Human Sex à Amsterdam que Ted Branson, directeur du Amsterdam Music Theatre, lui commande une pièce sur pointes: «J'étais étonné, raconte le chorégraphe, mais c'est vrai qu'en décomposant la pièce, on trouve beaucoup de matériel classique. Ç'a été le déclic.» Il nomme «l'évolution-révolution vers les pointes et la musique classique», ce tournant crucial qui s'est fait en 1997, avec Exaucé, créée au Japon. Aujourd'hui, ses pièces tournent en moyenne deux ans, dans près de 60 lieux, puis reviennent vers Montréal. «Oui, je me sens d'ici, affirme Édouard Lock. Je vis et crée ici, ça impose forcément un point de vue à mes chorégraphies.»

Trente ans, oui, mais lui dansait déjà avant: «J'ai dansé peu, dit-il en souriant, dans mes propres chorégraphies surtout!» Étudiant en littérature à l'université, il découvre la danse au moyen d'un cours de théâtre. La passion le prend. En 1974, à 20 ans, il danse nu dans un cabinet d'avocats, rejoint le groupe de la Place Royale puis Nouvelle Aire, adore se souvenir de cette époque «où il n'y avait pas de repères et de tradition, tout pouvait librement être inventé». En 30 ans, lui, mais aussi la danse québécoise, sont devenus d'«excellents produits d'exportation». Pense-t-il avoir fait école? «À mon insu, peut-être, dit-il, ou a contrario. On peut influencer en étant un modèle ou un repoussoir!»

Meilleure ballerine du monde

Retour, donc, sur sa nouvelle création, sans titre parce que, dit-il, «les titres des deux opéras sont déjà assez forts». Créée à Amsterdam, en tournée en Norvège, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Espagne, elle sera bientôt à Paris et à Londres, deux phares de sa notoriété depuis 30 ans.

Aux côtés des 11 danseurs de sa compagnie se trouve l'étoile russe Diana Vishneva, artiste invitée pour cette création, plusieurs fois nommée Meilleure ballerine du monde, qui se partage entre le Kirov et l'American Ballet Theatre: «Elle est venue me trouver, raconte Édouard Lock. Les étoiles de la danse comme les stars de cinéma cherchent des créateurs qui vont créer pour elles. Diana est incroyable, sa technique, son énergie, sont uniques. Mais j'ai fait ma pièce indépendamment d'elle, c'était convenu entre nous dès le départ. Pour cette pièce, elle s'est remise en question en allant dans des zones inhabituelles pour elle, et c'est une belle expérience pour nous deux.» Une occasion pour le public montréalais de voir cette artiste unique.

Encore une expérience singulière, un risque nouveau. Édouard Lock, de ce brillant parcours de 30 ans, aime surtout retenir le mouvement, se voir toujours sur le chemin: «Oui, conclut-il, c'est l'essentiel.»

Nouvelle Création de La La La Human Steps, du 5 au 7 mai, 20h, à la salle Wilfrid-Pelletier de la PDA.