À partir du 19 février, à l'invitation des Grands Ballets canadiens de Montréal, l'Eifman Ballet Théâtre de Saint-Pétersbourg présente Tchaïkovski possédé par son double. Dans ce ballet en deux actes, les 45 danseurs de la compagnie russe fouillent la psyché tourmentée du compositeur de la musique de ballets aussi célèbres que Casse-Noisette ou Le lac des cygnes.

S'il était homosexuel, Piotr Ilitch Tchaïkovski, né en 1840, était aussi un homme de foi. Déchiré entre ses pulsions et les interdits de sa religion et de la bonne société, le compositeur fera un mariage malheureux et au moins une tentative de suicide. «Ce combat intérieur explique pourquoi un homme si populaire écrivait de la musique aussi tragique, affirme le chorégraphe Boris Eifman, et j'ai voulu partager cette découverte avec le public.»

 

Devant le théâtre, le soir de la première de Tchaïkovski possédé par son double, créé en 1993 à Saint-Pétersbourg, des manifestants ont appelé au boycott du ballet. «J'ai même reçu des menaces, avoue Eifman, pas tant parce que j'y parlais de l'homosexualité de Tchaïkovski - c'est une chose connue - que parce que j'ai osé montrer le côté sombre et tragique d'un compositeur adulé des Russes.»

Mais c'est justement le drame et le conflit qui allument Eifman. «J'ai toujours voulu repousser les limites de la danse classique au-delà de la simple beauté du geste, de l'esthétique, explique le chorégraphe originaire de la Sibérie. J'ai besoin de m'attaquer à des personnages placés dans des situations extrêmes, dans des circonstances qui révèlent leur vraie nature. J'en fais l'analyse, puis je l'exprime à travers ma chorégraphie.»

En 2005, pour sa première visite à Montréal, l'Eifman Ballet Théâtre présente La Giselle rouge, basé sur la vie de la ballerine russe Olga Spessivtseva, dont la brillante carrière se termina à l'asile. Spessivtseva, le tsar Paul Ier, Don Quichotte, Thérèse Raquin, Les frères Karamazov, Anna Karénine... Eifman s'attaque à la crème des héros tourmentés, réels ou fictifs. D'ailleurs, l'homme a ses détracteurs, qui l'accusent d'avoir la main lourde : «Il fait dans le mélodrame à sensation», dira de lui un critique du Village Voice de New York. Eifman ignore les critiques, préférant se concentrer sur ses fans, qui attendent ses ballets avec impatience et en sortent transformés.

Catalogué comme pornographe

L'appel au boycott de Tchaïkovski possédé par son double n'a pas ébranlé Eifman outre mesure. Longtemps catalogué comme pornographe par les autorités soviétiques, il n'en est pas à ses premières confrontations. En 1977, il fonde sa propre compagnie de danse avec la permission de l'État, en marge des grandes institutions comme les théâtres du Bolchoï ou du Kirov. La même année, il crée un ballet sur la musique de Pink Floyd («décidément antisoviétique!» lance Eifman). Le spectacle n'obtient l'autorisation d'être présenté que quelques minutes avant la levée du rideau.

Avant la perestroïka, la censure sabre dans ses ballets et lui refuse des visas, l'empêchant de suivre sa compagnie en tournée. On l'aurait même invité à quitter le pays. Mais le jeune loup tient bon. Très vite, il apprend à manipuler les autorités, tout en gagnant la faveur du public, particulièrement celle des jeunes Russes, en mal de nouveauté.

Aujourd'hui, l'Eifman Ballet Théâtre a gagné ses épaulettes: la compagnie tourne intensivement, aux États-Unis, en France, en Israël, en Espagne ou en Turquie, et Le Hamlet russe, créé par Eifman en 1999, est même inscrit au répertoire du vénérable Bolchoï.

Bien des artistes, comme les danseurs Rudolph Noureev ou Mikhaïl Barychnikov, ont fui l'Union soviétique. «J'ai bien failli partir moi aussi, avoue Eifman, mais je suis content d'avoir résisté jusqu'au bout contre des forces qui voulaient m'éliminer. J'ai prouvé qu'on pouvait être un artiste libre, même sous un régime totalitaire. Aujourd'hui, je suis heureux de vivre et de travailler à Saint-Pétersbourg et fier que ce soit d'ici que ma compagnie rayonne dans le monde», lance le chorégraphe qui, d'ici quelques années, ajoutera une académie de danse et une maison de la danse à son empire.

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Tchaïkovski possédé par son double de l'Eifman Ballet Théâtre. Du 19 au 21 février, à la Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Info: (514) 842-2112.