«Quand les hommes vivront d'amour, il n'y aura plus de misère», espérait Raymond Lévesque dans sa célèbre chanson, si triste et si belle. De l'amour, Lennie et George, les protagonistes de Des souris et des hommes, n'en ont guère reçu dans leur vie de misère.

La scène se passe dans les années 30, au début de la Grande Dépression. George et Lennie se dénichent un petit boulot saisonnier dans un ranch californien. Travaillants, les deux hommes peinent néanmoins à garder leurs emplois... parce que Lennie (bouleversant Guillaume Cyr) est différent... C'est un colosse avec une déficience intellectuelle. Cet homme fort ne mesure pas sa force ni les conséquences de ses actes. Au grand dam de George (excellent Benoît McGinnis), son fidèle ami d'enfance qui le protège contre lui-même. 

Le mythe américain

Pour accéder au mythe, une pièce doit former l'étoffe dont sont faits les rêves du commun des mortels. Avec son roman Des souris et des hommes, John Steinbeck y est parvenu. Voilà pourquoi ce classique de la littérature américaine, paru en 1937, est souvent repris et adapté au théâtre, au cinéma, à la télévision, etc.

Avec une pièce qui peut facilement s'étirer sur trois heures, Vincent-Guillaume Otis en a tiré la substantifique moelle chez Duceppe.

Sa mise en scène est précise, maîtrisée, et chaque geste des interprètes compte. Il a aussi demandé à Jean-Philippe Lehoux de faire une nouvelle traduction, afin d'épurer et de moderniser la pièce. Et ça marche! La représentation dure 90 minutes et, à la fin, la tragédie opère avec force. Préparez vos mouchoirs...

À bout de rêve

En entrevue, Vincent-Guillaume Otis a dit que cette histoire demeure intemporelle. À ses yeux, Lennie et George sont «des archétypes» de l'aspiration de tous les humains: avoir un rêve qui nous garde en vie. Il faut donc cultiver son rêve, comme son jardin. Celui des deux compagnons d'infortune est pourtant simple et réaliste: acheter un petit lot de terre, avec une ferme, des poules, des lapins, un potager, pour enfin vivre tranquilles et heureux.

Or, nous sommes dans une tragédie naturaliste; un drame viendra mettre en péril le bonheur de Lennie et George. Et c'est triste à pleurer parce que leur malheur symbolise «la grande chaîne de la vie», pour citer encore Raymond Lévesque. 

Malgré sa force physique, Lennie n'est pas brutal. C'est un homme tendre et très sensible. Toujours assoiffé de beauté et de douceur. Mais sa nature l'empêche d'en profiter. Lennie symbolise le cul-de-sac d'un monde basé sur l'éternelle exploitation du plus faible par le plus fort. 

Tous les personnages sont des hommes qui cherchent à se venger de leur destin. Sauf George, qui a pris Lennie sous son aile. Même Mae (interprétée avec finesse par Marie-Pier Labrecque), l'unique femme dans ce ranch, menace un travailleur noir, avec des propos extrêmement violents et racistes. 

Lennie au pays de Trump

Le mythe selon Steinbeck, c'est aussi celui de l'échec du rêve américain. Comme le constateront, après lui, des dramaturges comme Arthur Miller et Tennessee Williams, pour qui vivre aux États-Unis, c'est davantage nourrir l'individualisme que le rêve, l'arrogance que la solidarité. 

Aujourd'hui, il n'y a pas plus de place pour Lennie et George dans l'Amérique riche, puissante et divisée de Trump. Ce constat rend la production de Duceppe encore plus bouleversante. Cette pièce illustre bien la supercherie de ce beau et grand pays de liberté : le rêve américain est une illusion créée par les plus forts pour justifier l'injustice subie par les laissés-pour-compte. 

En 2018 comme en 1937.

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Des souris et des hommes. Mise en scène: Vincent-Guillaume Otis. Avec Benoît McGinnis, Guillaume Cyr, Marie-Pier Labrecque... Chez Duceppe jusqu'au 1er décembre.

PHOTO fournie par Duceppe

Des souris et des hommes, mise en scène de Vincent-Guillaume Otis