«Je est un autre», dit la formule de Rimbaud. Depuis 2012, Mani Soleymanlou jongle avec la fluidité de nos identités troubles. À travers une demi-douzaine de créations pour sa compagnie, Orange Noyée, le créateur marche avec brio sur «l'invisible fil rouge» qui lie son oeuvre dramatique. Si Mani trébuche parfois, ses spectacles sont riches et toujours intéressants.

Neuf (titre provisoire), sa nouvelle pièce à l'affiche du Théâtre d'Aujourd'hui, est la plus existentialiste de son répertoire. Avec la complicité de ses interprètes, l'auteur y aborde la vieillesse et la mort, voire la finitude. Entre les lignes, on devine une immense peur du vide, à l'origine de la quête identitaire de l'homme de théâtre.

Conversations de salon

La pièce se déroule dans un salon funéraire, où cinq acteurs sont réunis pour rendre hommage à un ami mort. Le cercueil du défunt est à l'arrière-scène, face à une énorme croix illuminée. Sur le côté, une table de travail où chacun viendra lire un bout du texte. D'une scène à l'autre, les personnages se laissent aller aux souvenirs d'amitié et de jeunesse, aux anecdotes sur le métier, aux commentaires sur l'actualité, et ces petits riens de la vie qui forment les conversations de salon (funéraire).

Il faut souligner le processus collectif dans l'écriture de Neuf, qui est visible autant dans la forme que dans le fond de la production. Les acteurs jouent leur propre rôle, gardant leur vrai prénom. Texte en main, Henri Chassé ouvre la soirée, en lisant le prologue et des didascalies pour introduire la première scène. Neuf évoque autant des évènements historiques - la crise d'Octobre, l'émeute de la Saint-Jean en 1968 - que des anecdotes personnelles et des personnalités actuelles, comme Éric Salvail ou Fred Pellerin. À l'image de Soleymanlou, la proposition est généreuse.

Après un départ lent, la pièce prend son élan avec les monologues entrecroisés de Marc Messier et de Pierre Lebeau.

Dans le genre coup de gueule, l'étoile du match va à Pierre Lebeau, avec sa charge désopilante contre la rectitude politique, le culte de la forme et la santé.

La vedette des Boys ira jusqu'à s'allumer et fumer une «clope» sur scène. Ô outrage! Le passage où Monique Spaziani raconte le malaise de Mireille Métellus de se voir réduite à «une comédienne issue de la diversité» est très émouvant.

Mourir sur scène

L'idée de réunir des interprètes qui ont 60 ans et plus, autour de confidences sur la mort et le passage du temps, prend tout son sens. Dans ce métier, les acteurs vivent des deuils à répétition, une fois le rideau tombé, le plateau vidé, le projet terminé. Mourir sur scène représente plus qu'une image: un comédien vit sur du temps emprunté aux personnages, aux producteurs, au public.

Hélas! dans sa forme actuelle, Neuf n'est pas abouti. La trame est décousue; le matériau, riche, mais vaporeux; et la mayonnaise ne prend pas toujours entre les personnages-interprètes. Certes, les témoignages des acteurs, à la source du texte, impliquent des changements de ton, des décrochages. Or, l'auteur aurait pu resserrer et donner plus de liant à l'ensemble.

Pour l'instant, la proposition, bien qu'originale et divertissante, ressemble à une création du Nouveau Théâtre Expérimental. Pas à une oeuvre phare qui jette un regard oblique sur un demi-siècle de la société québécoise, afin de marquer les 50 ans du Centre du Théâtre d'Aujourd'hui.

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Neuf (titre provisoire). Texte et mise en scène: Mani Soleymanlou. Au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui, jusqu'au 20 octobre.

Photo Valerie Remise, fournie par le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Henri Chassé, Marc Messier et Pierre Lebeau font partie de la distribution de Neuf (titre provisoire).