Il y a de ces pièces dont on admire la technique irréprochable des interprètes ou les enchaînements maîtrisés, mais de loin, comme un joli tableau.

Dans Grand Finale de Hofesh Shechter, ces éléments - la virtuosité des interprètes, l'écriture chorégraphique précise, foisonnante, inventive - sont conviés, bien sûr. Mais plutôt que de les observer de façon un peu détachée, séparé de l'action par l'éternel quatrième mur, on est ici emporté par l'énergie qui émane de la scène.

Il n'est pas périlleux de dire qu'avec cette pièce, le chorégraphe israélien installé à Londres et acclamé partout sur la planète atteint le sommet de son art.

La longue ovation spontanée du public, le soir de la première, témoigne à quel point Shechter touche non seulement à l'universel avec sa plus récente création, mais sait aussi mettre le doigt exactement là où ça fait mal... et du bien en même temps. Catharsis, quand tu nous tiens.

Moins frontale et grinçante dans sa prise de position politique que Political Mother, Grand Finale est plutôt un constat, en cette ère d'incertitudes, du grand trouble qui ronge la société moderne. Et, contrairement à la très sombre Sun, présentée à Montréal en 2015, tout ne semble pas sans issue pour les êtres qui dansent cette grande finale à corps perdu.

Microcosme de la société

Grand plateau pour 10 danseurs et 6 musiciens, Grand Finale est une pure réussite sur le plan visuel grâce à la scénographie de Tom Scutt, composée de hautes parois noires mouvantes, qui se dressent comme des édifices à la silhouette écrasante ou des pierres tombales anonymes. Le tout est magnifiquement complété par les éclairages de Tom Visser, qui brouillent l'espace de fins traits de lumière cascadant sur les danseurs, jouant avec les zones d'ombre, invitant la pénombre.

Dans cet espace sans cesse mouvant et changeant, les interprètes forment sur scène un véritable microcosme de la société.

Leur course peut sembler chaotique, mais elle est surtout organique, les mouvements épars se répondent, s'harmonisent l'espace d'un instant, crescendo et decrescendo ondoyant à travers les corps emportés.

Ces corps évoluent dans un monde incertain, agité, sans cesse en perte d'assise, où le désordre a pris le pas sur l'ordre et où l'incertitude règne. Un monde qui s'écroule en son centre, un état auquel fait écho la gestuelle: bras moulinant les airs sans trouver à quoi se raccrocher, incantations vers le ciel, bouches ouvertes dans un cri silencieux, corps qui s'écroulent, sans vie, qu'on traîne ou avec lesquels on exécute une valse à la fois macabre et comique, à grands coups de manipulations énergiques.

Comme à son habitude, Shechter tisse sa danse d'influences multiples, le vocabulaire contemporain s'enlaçant à des danses folkloriques faites de rondes, balancements, sauts et piétinements. 

À cela s'ajoute un fond musical contrasté, mélangeant la légèreté des valses de Franz Lehár ou la reconnaissable mélodie du Quatuor à cordes no 1 de Tchaïkovski à une trame sonore percussive aux accents anxiogènes, composée par Shechter lui-même.

Crépuscule de fin du monde

La table pourrait être mise à une pièce apocalyptique, sans issue, mais il y a dans Grand Finale un humour noir et une euphorie qui grouillent sous le désespoir, comme si, devant la chute du monde, les corps s'éveillaient, énergisés jusqu'au bout des doigts, dans une danse qui conjure et accueille la mort à la fois.

Frénétiques et emportés, mais tout en rondeur et en grâce, les corps traduisent cette beauté dans la fin des choses. Est-ce vraiment la fin, d'ailleurs ? Rien n'est moins sûr, comme le laisse deviner l'émouvante finale, où le mur noir devant lequel sont agglutinés les interprètes s'ouvre sur la lumière, tel le crépuscule d'un monde - peut-être - nouveau, changé.

Si la pièce aurait pu gagner à être légèrement condensée - ces deux actes sont-ils vraiment nécessaires? -, Grand Finale est sans contredit un des incontournables de la saison. Courez-y.

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Grand Finale. De Hofesh Shechter. Au Théâtre Maisonneuve jusqu'à ce soir, dans le cadre de Danse Danse.