Jocaste, mère d'Oedipe. Jocaste, épouse d'Oedipe. Jocaste, femme inceste. Des siècles durant, la tragique figure mythologique a été réduite à ces rôles. En silence. Nancy Huston ne lui redonne pas seulement la parole dans Jocaste reine, elle lui rend aussi son intelligence, sa chair, son amour, bref, son humaine complexité.

Son texte s'appuie sur les grandes lignes du mythe connu: Oedipe, fils de Laïus et Jocaste, tue son père et épouse cette femme plus âgée qu'il ne sait pas encore être sa mère. Avec elle, il vivra 20 ans d'amour, jusqu'à ce qu'un oracle l'incite à enquêter sur ses origines et à mettre en marche une mécanique tragique que ni les supplications ni les raisonnements de son épouse ne sauront arrêter.

Tragédie féministe, Jocaste reine raconte l'histoire d'un point de vue éminemment moderne. Oedipe (Jean-Sébastien Ouellette) et Jocaste (Louise Marleau, passionnée et impériale) forment un couple égalitaire et un tandem proche de ses enfants. La reine mère est bien de notre siècle: aux superstitions, aux oracles et aux dieux, elle oppose un pragmatisme foncièrement anticlérical; aux idées reçues, elle oppose nuance et sentiments.

Par l'entremise de Jocaste, Nancy Huston creuse notamment la complexité des liens filiaux et les mots dans lesquels on les enferme. Or, la mise en scène très physique de Lorraine Pintal montre bien le flou qu'il peut exister dans une famille entre le père et la fille, entre le frère et la soeur, entre la mère et le fils.

«Nous sommes ce que nous faisons», dit Jocaste. Ainsi, nos gestes parlent autant que la biologie. Un homme qui s'occupe d'un enfant devient son père. Une femme amoureuse est d'abord amante. Un fils qui s'occupe de sa mère devient en quelque sorte son père. Notre vie durant, nous jouons des rôles différents auprès des nôtres. Ce flou n'est pas forcément chargé d'érotisme. Le corps demeure l'ultime frontière qui, ici, a bien sûr été franchie.

Jocaste savait-elle qu'Oedipe était son fils? Nancy Huston et Lorraine Pintal laissent la réponse dans l'ombre. Elles s'affairent davantage à magnifier cette mère universelle, cette femme de tête, cette mère sexuée qui, déjà jeune fille, était consciente de son corps et en jouissait de sa propre main, sans culpabilité. Elles affichent avec force l'égalité du corps et de l'esprit.

Avec humour, aussi, grâce à ce Coryphée savoureusement ironique (Hughes Frenette), qui commente l'action (certains trouveront qu'il désarmorce la tragédie) et multiplie les clins d'oeil moqueurs aux psychanalystes, qui ont fait choux gras du mythe d'Oedipe. Ainsi, chaque fois que quelqu'un part consulter un oracle, le Coryphée l'envoie par erreur à... Vienne, berceau de la psychanalyse.

Est-il subversif dans le Québec d'aujourd'hui de mettre en scène une telle Jocaste? Ce clitoris de femme mûre qui, dit-on, a fait frémir des théâtres français, choquera-t-il dans une société dont on dit qu'elle est l'une des plus égalitaires au monde? Il est permis d'en douter, malgré les indéniables qualités du texte et les bonnes idées de mise en scène.

Les avancées rendues possibles par le féminisme ne doivent pas être sous-estimées. Or, du point de vue d'un enfant de ces Jocaste québécoises (l'inceste en moins, évidemment), cette égalité ici revendiquée est déjà une réalité. Intégrée. Complexe. Quotidienne. Où allons-nous, maintenant?

N'aurait-il pas été intéressant de creuser davantage les autres enfants de Jocaste? Nancy Huston le fait un peu avec les filles, Antigone (plutôt masculine) et Ismène, mais pas du tout avec ses fils Étéocle et Polynice qui, à leur tour, sont réduits au silence.

Jocaste reine, au Théâtre du Nouveau Monde jusqu'au 30 mars.