Les fans de District 31 qui s'aventureront au Théâtre Espace Go, ces prochaines semaines, risquent d'avoir un choc! L'interprète de Nadine Legrand se transporte à des lieues de ce personnage et se glisse dans la peau d'Électre, héroïne tragique et colérique de la pièce de Sophocle. À la veille de la première, la comédienne se confie sur son parcours d'actrice... et de femme.

En 2019, Magalie Lépine-Blondeau va brûler les planches. Après avoir été sous le feu des projecteurs et avoir reçu plusieurs prix et nominations pour ses rôles dans Plan B, District 31, Boomerang et SNL Québec, la comédienne revient au théâtre avec force. Dans la tragédie grecque Électre, qui commence mardi, la jeune femme tient le rôle-titre, celui d'une héroïne furieuse et colérique, bien loin de l'image de l'actrice «glamour» qu'on croise sur les tapis rouges. 

Pour ce rôle, l'interprète se transforme complètement sur scène. Son Électre - qu'elle a composée sous la direction de Serge Denoncourt - est «une masse dérangeante, rampante; une femme qui hurle sa douleur durant une heure et demie», confie Magalie Lépine-Blondeau en entrevue à La Presse. Elle espère que le spectacle plaira au public, tout en le déstabilisant. 

«Je fais une performance très physique, athlétique, à la limite du supportable pour moi. Il n'y a pas une once de mon corps qui ne proteste pas durant la représentation. C'est le travail le plus exigeant et difficile que j'aurai eu à faire. Mais j'ai les outils pour le faire.» 

Un travail pour lequel la comédienne dit exprimer ses émotions troubles et longtemps refoulées. «Sans me faire hara-kiri chaque soir, je vais puiser dans de grandes douleurs intimes, dans des zones inconfortables», dit l'actrice, qui se considère naturellement comme plus pudique. «Pour Électre, j'oublie ma pudeur. Je me mets à nu, même si on voit peu mon corps [elle est voilée et porte une tunique].»

Ici, le mot «impudeur» n'est pas synonyme de nudité : il évoque l'acte de créer un personnage en sortant de sa zone de confort, en fouillant dans des émotions enfouies, laides et vertigineuses. «Des émotions qu'on n'a pas l'habitude d'exprimer, surtout les femmes, dit-elle. On préfère les taire, les réprimer ou les faire sortir en pleurant.»

Pourquoi les femmes ont-elles tant de mal à composer avec ces émotions, comme la colère? 

«Parce que ça dérange. Parce que la colère, c'est laid, ça déforme le visage et le corps. En général, dès l'enfance, on nous montre que la colère, c'est indécent chez une femme. On nous préfère belles, douces et gentilles.»

«À 28 ou 30 ans, j'aurais été trop insécure pour jouer Électre. J'étais prisonnière du désir de plaire. Avec les années - j'ai 36 ans -, je me suis départie de certaines insécurités.»

Fille de personne

La pièce de Sophocle est l'épilogue du cycle des Atrides dans la mythologie grecque ancienne. La princesse Électre est inconsolable depuis le meurtre de son père, Agamemnon, alors qu'elle était jeune fille. Chaque jour depuis 10 ans, elle dénonce sur la place publique sa mère et son beau-père, les meurtriers. Elle réclame vengeance en hurlant à l'injustice sur les marches du palais royal. Son destin se résume à faire exécuter les assassins de son père. Le retour de son frère en exil, Oreste, l'aidera à réaliser son terrible plan.

«Pour moi, l'histoire raconte l'animalité à la base de toutes les guerres de l'humanité, depuis la nuit des temps, explique Lépine-Blondeau. Bien qu'Électre se dise victime et demande réparation et justice, sa position radicale la fait participer à la sempiternelle spirale du sang et de la violence. En se faisant justice soi-même, l'humain participe au désordre du monde, à la malédiction.»

À l'inverse d'Antigone, une autre héroïne célèbre de Sophocle, Électre n'est pas vertueuse pour un sou. Elle se nourrit de sa rage. «Électre met en scène sa haine, analyse son interprète. Le personnage sème le chaos et indispose ses proches. La colère est son moteur, sa quête. Mais, selon moi, ce désespoir provient d'une grande blessure d'amour. Elle terrorise et fait aussi pitié.»

Trop belle pour toi?

Affirmer que Magalie Lépine-Blondeau est une belle femme tient de l'euphémisme. Et pourtant, la principale intéressée ne se considère pas particulièrement comme telle.

«J'ai longtemps été mal dans ma peau, confie-t-elle. Alors, j'ai dû développer d'autres qualités, comme la curiosité, l'acuité intellectuelle, l'empathie, le désir de rejoindre les autres, la connaissance...»

Magalie Lépine-Blondeau considère aussi que «l'acteur est un créateur» à part entière. Dans ses choix artistiques, elle évite de se répéter et de refaire le même personnage. 

«J'arrive à un moment dans ma carrière où je peux jouer des femmes mûres ou frustrées, fortes ou opprimées, des amoureuses, des célibataires endurcies, des mères de famille, etc. D'ailleurs, j'entends des gens dire qu'on me confie seulement des rôles de belles filles. Ça m'étonne... 

«Est-ce qu'on dit d'Éric Bruneau qu'il joue seulement des beaux gosses? Non. Éric joue toutes sortes de personnages et ça s'adonne qu'il a un physique pas désagréable.» 

Et mademoiselle Julie s'en vient...

Entre télévision et théâtre, rôles populaires et partitions tragiques, la comédienne Magalie Lépine-Blondeau vit une belle et fructueuse période de sa carrière. L'actrice fait des choix judicieux en acceptant des rôles différents les uns des autres.

Après son rendez-vous avec Électre, elle jouera Mademoiselle Julie de Strindberg à la fin de l'année, dans un grand théâtre montréalais. Un autre grand défi: «Ce qui m'intéresse dans ces personnages-là, dit-elle, c'est leur immense faille. Ces femmes portent en elles une souffrance totale, radicale. Et ça nous fait peur, parce que ça nous renvoie à nos contradictions.» 

Pour la lauréate de plusieurs prix Gémeaux et Artis, le théâtre demeure «un des rares lieux où, comme artiste, on peut ressentir ce grand vertige du live». Outre Électre et Mademoiselle Julie, elle sera aussi de la distribution de la nouvelle pièce de Michel Marc Bouchard, La nuit où Laurier Gaudreault s'est réveillé, au TNM, en mai prochain.

«À l'origine d'Électre, il y a cinq ans, Serge [Denoncourt] et moi, on avait envie de revenir à nos grandes amours du théâtre pur, sans interventions multimédias ou technologiques. C'est quand même incroyable, extraordinaire, qu'il y a 25 siècles, un homme de 70 ans a écrit des personnages féminins aussi forts, intelligents et dérangeants!»

Réflexions autour du #moiaussi

Si la souffrance d'Électre n'est pas du même ordre que celle des femmes qui dénoncent des violeurs à l'ère du #moiaussi, l'équipe de production et les interprètes d'Électre (parmi eux, Marie-Pier Labrecque, Vincent Leclerc, Violette Chauveau et Évelyne de la Chenelière qui signe une nouvelle traduction du texte) ont beaucoup parlé de ce mouvement dans le processus de création. 

«Notre travail comme artistes, c'est aussi de sonder le grondement ambiant. Comme les héroïnes tragiques, ces femmes qui dénoncent les injustices sont celles par qui le scandale arrive, dit Lépine-Blondeau. Et ça, c'est très dérangeant dans une société. Or, c'est l'injustice, et non la personne qui dénonce l'injustice, qui est responsable du chaos.»

Selon la comédienne, il existe une fausse conception autour de la tragédie grecque. «On pense qu'elle s'adresse à un public élitiste, dit-elle. Or, ça parle des grandes passions qui nous habitent depuis toujours. Pas besoin d'actualiser le texte : toute la modernité est là, dans la pièce originale.»

Une tragédie à l'épreuve du temps

La princesse Électre souhaite venger avec son frère la mort de leur père en faisant exécuter ses assassins: leur mère, Clytemnestre, et l'amant de celle-ci. Au centre de la tragédie, écrite par le dramaturge Sophocle, voilà près de 2500 ans, se niche une contradiction funeste mais universelle: tuer pour se venger et assouvir sa haine est-il un cercle vicieux qui gangrène l'humanité? Déjà produite à Espace Go, en 2000, avec Anne-Marie Cadieux dans le rôle-titre, Électre est l'avant-dernier épisode du mythe grec de la lignée des Atrides; une famille damnée des dieux, qui répète les vengeances, les meurtres sanglants et les malédictions, de génération en génération.

Au sujet d'Électre, le personnage de femme le plus fascinant du répertoire ancien - aux côtés de Médée, d'Antigone et de Phèdre -, le Français Cyril Cotinaut a écrit ceci: «Électre est une jeune femme qui s'épuise en actes et paroles vaines, dépossédée de toute action, touchante de croire qu'elle écrit elle-même l'histoire, quand tous les protagonistes, son frère y compris, lui expliquent qu'avec ou sans elle, tout est déjà écrit.»

Sophocle, notre contemporain

Des trois grands auteurs tragiques grecs, Sophocle est «le plus près de nous», selon le site du Théâtre Espace Go. «Ses pièces ont profondément influencé la façon dont les fictions occidentales sont construites. Ses tragédies sont architecturées autour d'une situation claire: OEdipe trouvera-t-il le meurtrier de Laïos dont la souillure cause la peste à Thèbes? Jusqu'où ira Antigone dans sa volonté d'enterrer son frère malgré la nouvelle loi promue par Créon?»

Électre de Sophocle. Texte français: Evelyne de la Chenelière. Mise en scène: Serge Denoncourt. À Espace Go, du 22 janvier au 17 février.