Cab Calloway y aurait passé quelques fins de soirée, Alys Robi y a chanté après la guerre, la mafia voulait mettre la main dessus et on y a compté «au moins» quatre meurtres. Joyau d'Art déco miraculeusement conservé, le Lion d'or célèbre son 80e anniversaire. Une histoire de survie et d'indépendance.

«C'était un endroit dangereux. En plus d'être un lieu de prostitution, il y avait eu des fusillades et un meurtre. C'était intimidant. Mon père n'aimait pas trop que j'y aille.»

Fernand Poupart s'en souvient comme si c'était hier. À la fin des années 50, le Lion d'or était l'endroit le plus infréquentable de Montréal. Il y allait l'après-midi pour livrer des cartouches de cigarettes, mais évitait de s'attabler avec les clients louches qui l'invitaient pour une bière. «Je pense qu'ils en avaient après mon argent», raconte en souriant ce bassiste de carrière, père de la metteure en scène Brigitte Poupart.

Les choses ont bien changé. Ressuscité à la fin des années 80 après une longue période de décrépitude, le Lion d'or est devenu une salle de spectacles en pleine santé, qui roule pratiquement à longueur d'année.

Tellement en santé, en fait, qu'on célébrera mercredi prochain son 80e anniversaire de naissance par une grosse soirée cabaret qui mettra en vedette une pléiade d'artistes venus de tous les horizons, que ce soit le théâtre (Stéphane Crête), la chanson (Yann Perreau, Damien Robitaille, Fred Fortin, Bïa), le jazz (Vic Vogel, Fanfare Pourpour), l'humour (Les Zapartistes, François Gourd) et même la littérature (Michel Vézina, Stanley Péan).

«On voulait refléter tous les genres qui ont défilé sur notre scène depuis la réouverture», résume le programmateur du Lion d'or Jérôme Fèvre-Burdy, qui a organisé cet événement très spécial avec la collaboration du musicien Éric West-Millette (habitué de la place) et de Brigitte Poupart, qui fut parmi les premiers artistes à réinvestir les lieux il y a 20 ans, avec ses fameux Cabarets insupportables et les productions de la compagnie Trans-Théâtre.

On profitera bien sûr de la soirée pour évoquer les grands moments du Lion d'or, qui en a vu des vertes et des pas mûres depuis son ouverture.

Vic Vogel racontera sans doute cette nuit «mémorable» où la mafia, voulant donner un avertissement à un musicien, avait généreusement mitraillé le dessus de la scène. Mais ce ne serait là qu'une anecdote parmi d'autres dans l'histoire parfois sanglante de cette salle surgie d'un autre temps. Selon Jérôme Fèvre-Burdy, qui s'intéresse de près à la chose, il y aurait eu «au moins quatre meurtres» entre les murs du Lion d'or...

Un peu d'histoire

Fondé en 1930 par une certaine Leda Duhamel, l'établissement va connaître une période faste jusqu'à la fin des années 50. C'est l'époque des cabarets et le Lion d'or voit défiler chez lui orchestres latins, magiciens, effeuilleuses, vaudeville et chanteurs en tout genre. Après la guerre, Alys Robi va s'y produire pour les soldats revenus du front. Willie Lamothe y traînera son cheval. Fernand Gignac, sa pipe. Duke Ellington et Cab Calloway y auraient aussi passé quelques fins de soirée, mais la chose reste à vérifier.

Non négligeable, il y a un hôtel à l'étage. Les prostituées viennent racoler au Lion avant d'amener les clients en haut. Des cigarette girls passent avec des paquets de «tabac d'orchestre», qu'on appelle aujourd'hui la marijuana. Forcément, tout ce trafic attire la pègre, qui aimerait bien mettre la main sur ce réseau indépendant. Mais les patrons du Lion refusent toute forme de «protection».

D'où les nombreuses représailles, qui culmineront en 1973 avec l'assassinat de Jacques Riel, alors propriétaire de la salle.

Déjà mal famé, le Lion d'or amorce sa longue traversée du désert. Au début des années 80, l'endroit devient un véritable trou, tout juste bon à accueillir des marchés aux puces. Il faudra l'intervention des nouveaux propriétaires, Jean Filippi et Pierre Charron, pour que le Lion se remette à rugir.

Lentement mais sûrement, la salle est rénovée. Avec amour, dans le respect du style Art déco. Bientôt, on vient y tourner des films (Les portes tournantes, Une histoire inventée, Bethune). Le Festival de théâtre des Amériques s'y installe de 1989 à 1993. Uzeb y enregistre un album live. De jeunes chanteurs comme Jorane, Bïa, Marie-Jo Thério, Marc Déry ou Natalie Choquette y lancent leur carrière...

Un joyau Art déco

Miraculeusement épargné, le Lion d'or peut se vanter aujourd'hui d'être un véritable joyau du patrimoine Art déco montréalais. La mezzanine, les colonnes, le vitrail au-dessus du bar, les arches et les moulures sont d'origine.

«Une incroyable chance», de dire Sandra Cohen Rose, directrice de la société Art déco Montréal, qui y a tenu l'an dernier la soirée de clôture de son congrès international, sous le regard ébahi de ses membres. «L'endroit n'a pas seulement conservé l'essence de l'époque, il a été restauré avec énormément de soin et de passion. Ce n'est pas le cas de la plupart des bâtiments de cette période, sans compter ceux qui ont complètement disparu ou qui ne sont plus accessibles, comme le Théâtre York ou le 9e étage de chez Eaton's», ajoute Mme Rose

Reste aussi l'indépendance, véritable fil conducteur de cette histoire fascinante. Salle non affiliée, le Lion d'or s'est fait une mission d'appuyer la scène locale et les projets hors normes, louant sa salle à prix concurrentiel, dans un esprit de pur éclatement, sans contraintes commerciale.

«C'est ce que j'ai toujours aimé ici, conclut Brigitte Poupart, qui est toujours restée très attachée à l'endroit. C'est une salle qui permet une liberté de création absolue. Tu sais qu'il n'y aura pas d'ingérence. Tu sais qu'on ne t'imposera pas une structure monstre. Tu n'as pas de compte à rendre. C'est un lieu vivant.»

Le cabaret du Lion, 80 ans, le 17 novembre, à 20h, au Lion d'or (1676, rue Ontario Est).