L'esprit encore vif, mais le corps à la traîne depuis l'accident cérébral vasculaire qui l'a stoppé net il y a 10 ans, André Brassard a eu amplement le temps de s'interroger sur sa vie et son parcours de metteur en scène. Il se raconte avec une lucidité impudique dans une autobiographie écrite par Guillaume Corbeil. Quelques pas dans l'univers d'un homme qui n'aime pas se voir dans le miroir.

Brassard - André n'existe que pour les intimes - n'a plus l'énergie survoltée par la cocaïne qui lui a déjà permis de monter jusqu'à cinq spectacles par année. Sa poignée de main est molle, il se déplace en fauteuil roulant et il se fatigue vite, conséquences directes d'un accident cérébral vasculaire subi en 1999. Homme d'action, il est désormais confiné à la maison. Il n'a pas envie de dire merci à la vie, non.

 

«Ça m'a fait perdre ma vie, mais ça ne m'a pas tué», confie-t-il à son biographe, Guillaume Corbeil. Brassard, le génial accoucheur de Michel Tremblay, dont il a créé toutes les pièces, des Belles-soeurs (1968) à L'impératif présent (2003), est encore bien vivant, en effet. Juste là, entre les deux oreilles, et l'inactivité l'incite à faire la somme de son parcours. «On a envie de ressortir les vieilles cartes et de regarder le chemin parcouru», dit-il.

Guillaume Corbeil n'est pas le premier à raconter Brassard. Wajdi Mouawad a lui aussi effectué une série d'entretiens, publiés en 2004 chez Leméac sous le titre Je suis le méchant! dans lequel il explore de fond en comble l'univers intellectuel du premier metteur en scène de métier au Québec. «Ce livre-ci est né d'une frustration, avoue Brassard. J'ai trouvé que Leméac avait très mal vendu les entretiens avec Wajdi et j'étais en tabarnak après eux autres.»

Le metteur en scène admet avoir reçu beaucoup de commentaires positifs au sujet du recueil réalisé par Mouawad. «Mais seulement du milieu du théâtre, précise-t-il. Et j'ai toujours eu l'impression que si on ne s'adresse qu'au milieu, on prêche aux convertis.» D'où l'envie de cet autre livre qui, espère-t-il, saura trouver un public au-delà de son cercle habituel.

Une «autobiographie orale»

Jean Fugère, chroniqueur littéraire connu et vieil ami de Brassard, a été le premier maître d'oeuvre de ce nouvel ouvrage. Un cancer l'a toutefois forcé à se désister, comme il l'explique dans la préface. Guillaume Corbeil, jeune écrivain qui étudie l'écriture dramatique à l'École nationale de théâtre, a repris le projet, en prenant soin de s'effacer complètement devant son sujet. Son «je» est donc celui d'un autre, celui du metteur en scène.

«C'est comme ça que j'ai pensé l'aborder dès le début, dit-il. Je ne suis pas journaliste, je ne peux pas faire des semaines de recherche et aller à Ottawa fouiller dans les archives, dit-il. C'était naturel pour moi de le prendre par la bande, par la voie du roman.» Son Brassard, dont le ton est très proche de la langue parlée, ressemble donc moins à une biographie qu'à une espèce d'autobiographie orale...

En un peu moins de 300 pages, divisées en six parties placées dans un ordre chronologique, Brassard raconte tout, tout, tout: son enfance de petit bâtard que sa mère n'avait pas le droit d'aimer, sa haine de soi, sa découverte du théâtre, ses premières expériences sexuelles, sa rencontre déterminante avec Tremblay, sa consommation de cocaïne et de prostitués. Destination autodestruction.

Sa franchise étonne d'autant plus qu'il fait preuve d'une grande transparence quant à ses relations de travail parfois tendues avec l'auteur des Belles-soeurs. Les créateurs ne parlent pas souvent de manière si ouverte des accrochages de coulisses. «C'est parce qu'on est dans un milieu de bullshit et moi, j'haïs ça, la bullshit. Je ne serai jamais élu Miss Canada, ironise-t-il, je n'ai pas de réputation à sauvegarder.»

Obéir, c'est nocif

Parler de la vie de Brassard, c'est inévitablement parler de théâtre. «Je n'ai fait que ça», dit-il. Même si la place occupée par la vie privée du metteur en scène et ses déboires personnels occupent une grande place dans le livre, ses discussions avec Guillaume Corbeil donnent également une idée du créateur qu'il a été.

Sa relation avec Tremblay est explorée sous différents angles, bien sûr, mais il est un peu question aussi des autres dramaturges avec lesquels il a dialogué: Michel-Marc Bouchard, Normand Chaurette, Beckett et surtout Jean Genet. Il insiste sur le fait qu'il était convaincu, dès ses débuts, d'avoir le droit de parler d'égal à égal avec Racine, Marivaux et Shakespeare, même s'il était un jeune Québécois du XXe siècle. Brassard n'a jamais eu de réflexe de colonisé, comme le soulignait déjà Mouawad.

Brassard insiste sur l'importance du texte dans sa démarche de metteur en scène («Notre travail, c'est de permettre au texte de se rendre aux spectateurs avec le moins d'interférence possible», dit-il) et, surtout, sur son incapacité à obéir. «L'obéissance est à bannir dans la création artistique. C'est nocif», insiste-t-il.

Homme d'une curiosité insatiable - «S'il y a une porte fermée, c'est là que je vais aller voir», assure-t-il), Brassard n'a pas fini de faire son deuil du métier par lequel il a vécu. Ces sept dernières années, il n'a signé que deux mises en scène, toutes deux à Espace Go: Oh les beaux jours de Beckett (2008) et Une truite pour Ernestine Shuswap (2009). Ses dernières.

«Je me rends compte que le placotage et aller manger au restaurant avec la distribution fait aussi partie de l'élaboration du spectacle. Et là, comme j'avais trois heures par jour où j'étais utile, on allait au plus pressé. Ça m'a laissé une frustration», explique-t-il. Brassard n'a malheureusement plus l'énergie pour pratiquer le métier exigeant qui est le sien. «J'ai ressuscité dernièrement, mais je ne ressusciterai plus, je pense.»