Après un exil en Bretagne de trois ans, un passage remarqué à Tout le monde en parle l'hiver dernier, la comédienne, guide, gourou et femme de théâtre Pol Pelletier prend d'assaut la nouvelle salle de l'eXcentris pour nous offrir poésie, accordéon et autres soirs qui penchent.

Certaines perceptions ont la vie dure et longue. Prenez ma perception de Pol Pelletier, que j'ai connue dans une vie antérieure, fin des années 70 à la maison Beaujeu, sympathique resto funky tout croche du Vieux-Montréal au-dessus duquel se déployait un théâtre, ou plutôt le premier théâtre expérimental de Montréal, le TEM.

 

À l'époque, Pol, dont on ne savait pas qu'elle s'appelait en réalité Nicole ni qu'elle était la soeur aînée de la journaliste Francine Pelletier, Pol, donc, avait le crâne complètement rasé et portait une immense cape noire qui, dans mon souvenir, ne la quittait jamais.

Le regard intense, le geste dramatique, la parole toujours en feu, Pol avait joué dans LA pièce féministe de l'heure, La nef des sorcières, expérience euphorisante qui l'avait poussée à se séparer de ses «maris» métaphoriques du TEM pour fonder, avec ses soeurs de coeur, le Théâtre expérimental des femmes.

Ce long préambule pour expliquer que ma perception de Pol Pelletier tenait en deux mots: féministe radicale. À cela, j'ajoutais parfois avec dérision clitoridienne de gauche ou illuminée de l'utérus.

L'image de cette sorcière de la radicalité était si forte qu'elle est restée figée dans mon esprit pendant plus de 30 ans. Tout a basculé l'hiver dernier lorsque j'ai vu Pol Pelletier sur le plateau de Tout le monde en parle. Allumée, souriante, radieuse, pas plus féministe qu'il faut et pourvue d'une abondante chevelure, la femme épanouie au petit écran n'avait rien à voir avec la sorcière radicale de mon souvenir. Celle que j'ai retrouvée la semaine dernière à l'eXcentris non plus.

Devant cette femme de 62 ans qui n'a pas d'enfants, pas de mari, pas de maison, pas de REER, mais qui brûle littéralement les planches et qui est habitée par un feu sacré toujours aussi intense et incandescent, mon étonnement s'est mué en admiration.

Même si Pelletier a conçu Une contrée sauvage appelée courage pour la France, le spectacle demeure tout aussi pertinent au Québec malgré son titre un brin pompeux.

Tout en renouant avec la tradition des conteurs mendiants et en mettant en scène des textes oubliés de Jovette Marchessault et de Michel Garneau, Pol Pelletier y fait ressortir la beauté, la poésie et l'humour de sa contrée sauvage peuplée de vaches amoureuses, de mendiantes extatiques, de joueuses d'accordéon et de nasopodes délirants.

La rencontre avec Ronfard

Quelques jours après que je l'ai vue à l'eXcentris, Pol Pelletier est apparue dans la lumière du jour rue Saint-Denis, la tête coiffée d'un magnifique chapeau de mousquetaire noir. Plus elle approchait et plus je me rendais compte que celle qui passe pour une géante, sur scène, est en réalité mince comme un fil et légère comme une plume. Son regard bleu, en revanche, est le même sur scène que dans la vie: un regard droit, direct et aussi immense qu'une piscine olympique.

Nous avons pris place sur les coussins orange d'une maison de thé déserte et Pol Pelletier m'a raconté sa vie depuis sa naissance à Ottawa, l'aînée des quatre enfants de Paul Pelletier, un fonctionnaire du fédéral qui aurait voulu être un acteur et de Madeleine Simard, ses études en lettres françaises à l'Université d'Ottawa, ses débuts au Centre national des arts et sa rencontre avec Jean-Pierre Ronfard, homme de théâtre qui a changé sa vie et qui lui a montré la voie du risque et du dépassement.

«On s'est rencontrés au CNA. Je jouais une sorcière et lui, un patriarche. Peu de temps après la fin de la pièce, Jean-Pierre m'a appelée de Montréal en m'annonçant qu'il abandonnait son poste de direction au TNM parce qu'il voulait remettre en question les fondements du théâtre et qu'il voulait le faire avec deux personnes: Robert Gravel et moi! La ferveur de cette époque! Ah! la ferveur!» s'écrie-t-elle avec une langueur toute nostalgique.

L'époque était tellement fervente que Pol Pelletier avait réussi à convaincre sa mère de lui prêter de l'argent pour acheter un petit resto en faillite, rue Notre-Dame, près de l'hôtel de ville. Ainsi naquit la maison Beaujeu et son théâtre expérimental à l'étage.

«Toute la journée, je faisais les commandes de bouffe et de bière pour le resto, puis le soir, entre deux services, parce que j'étais aussi serveuse avec ma soeur Francine, je montais en haut faire du théâtre. À un moment donné, ç'a été trop. Il n'y avait plus de place pour l'artiste en moi. Plus de place pour créer. J'étais trop épuisée. Il est devenu urgent de vendre.»

Le refus des moules

Le thème de l'épuisement revient souvent dans la vie de Pol Pelletier. Sans doute parce que cette femme entière ne peut s'empêcher d'aller au bout de tout ce qu'elle entreprend, et parfois encore plus loin que le bout.

Autre grand thème dans sa vie: le refus de rentrer dans le moule, peu importe lequel, et un goût prononcé pour les changements de cap radicaux. Ainsi, après avoir cofondé le Théâtre expérimental avec Ronfard, a-t-elle plaqué les hommes pour cofonder le Théâtre expérimental des femmes avec Nicole Lecavalier et Louise Laprade, qu'elle a quittées pour aller... méditer en Inde.

«Moi, dans ma vie, j'ai des appels très profonds. Et je leur obéis plus qu'à ma raison. Ma mère venait de mourir et de me laisser un peu d'argent et j'ai décidé de partir en Inde, où j'ai tout remis en cause, aussi bien le théâtre, l'art que le féminisme.»

Au retour, elle fonde les ateliers Dojo (un mot japonais qui signifie lieu d'entraînement), où une multitude d'artistes, allant de France Castel à James Hyndman en passant par Yann Perreau et Marie Chouinard, viendront s'initier aux sept lois de la transformation selon Pol Pelletier.

«Le Dojo vient d'une question toute simple: pourquoi est-ce que les danseurs, les escrimeurs, les athlètes, les musiciens ont tous un lieu où ils vont s'entraîner tous les jours et que les acteurs n'ont rien? En fait, parfois, on dirait que le seul entraînement des acteurs, c'est de passer leurs nuits à boire du scotch et à fumer des cigarettes. J'ai vu plein d'acteurs se tuer comme ça devant mes yeux, Robert Gravel le premier.»

Abstinence

Pol Pelletier jure qu'elle n'a pas touché à une goutte d'alcool depuis 14 ans et qu'elle a fini par gagner sa lutte contre les quatre paquets de cigarettes qu'elle fumait par jour. Son abstinence a eu un effet bénéfique sur sa santé, son énergie et sa créativité. Au cours des 10 dernières années, elle a créé la trilogie Joie-Océan-Or, qui a connu un grand succès, puis le spectacle Nicole, c'est moi. Vint ensuite le projet fou de lancer la première troupe de théâtre multiculturelle du Québec. Pendant un peu plus d'un an, sous l'oeil de la caméra du documentariste Carlos Ferrand, Pelletier a travaillé avec une dizaine d'acteurs amateurs issus de cultures différentes dans les locaux rénovés de l'ex-Casa Loma. Malheureusement, la création collective qui devait jaillir de leur interaction n'a jamais vu le jour. L'expérience difficile et conflictuelle se solda sur un échec documenté par le film de Ferrand. Pelletier émergea de cette aventure ruinée, épuisée et meurtrie d'avoir été perçue comme une illuminée qui avait sapé le moral des troupes avec ses exigences.

«On a raconté que j'étais folle, colérique, caractérielle. On a essayé de me casser les jambes. J'ai cru que j'allais y laisser ma peau.»

Mais plutôt que de pleurer sur son pauvre sort, Pol Pelletier s'est réfugiée en Bretagne pour panser ses plaies. Grâce à une bourse d'artiste en résidence, elle s'est remise au travail, esquissant l'ébauche de ce qui deviendrait Une contrée sauvage appelée courage. Trois ans plus tard, la voilà de retour dans sa contrée sauvage avec son personnage fétiche, Ramie, acronyme pour Royale artiste mendiante itinérante et extatique, une femme qui, comme elle, n'a ni maison, ni mari, ni enfants et dont la seule richesse est ce soleil qui pousse dans son coeur chaque fois qu'elle enfile un chapeau, un costume et qu'elle s'avance sous la lumière dorée des projecteurs.