Nelson est le premier des personnages de Questo buio Feroce qui surgit sur la scène de l'Usine C. Dans un décor blanc, immaculé, fait de trois immenses panneaux et d'une porte coulissante centrale. Son visage dissimulé derrière un masque, notre regard est bien obligé d'aller vers son corps presque nu. Nelson, le clochard, est d'une maigreur extrême, et cela devient d'autant plus troublant lorsqu'il s'étend au sol.

Puis, une travestie geisha sans jambes fait son entrée en fauteuil roulant, poussé par un infirmier futuriste. Une démence qui lui traverse les yeux. Puis, la musique dramatique et mélancolique intensifie la beauté cruelle du moment.

 

Et il y en aura plein d'autres, de ces tableaux où la beauté, l'étrangeté suggèrent la mort, dans cette magnifique pièce de l'italien Pippo Delbono. Une oeuvre pleine de joie et de souffrance, qui part de l'autographie du romancier américain mort du sida Harold Brodkey.

Les «non-acteurs» que Delbono fait monter sur scène offrent les performances les plus saisissantes. Dans le regard de Nelson le clochard, qui ne connaît pas le quatrième mur, on retrouve une présence absolue. Et lorsqu'il s'empare d'un microphone pour chanter My Way, s'accroche dans le début de la chanson et récupère l'affaire en improvisant, il fait preuve d'une maîtrise incroyable.

Costumes baroques, tableaux muets, personnages trash qui se livrent quand on leur prête un micro, scènes inspirées de Cendrillon, défilé de mode... Pippo Delbono fait appel à l'émotion brute pour mettre en scène la mort, celle qui le taraude depuis deux décennies, lui qui est séropositif.

Parce que, au bout du compte, c'est surtout lui qui se met à nu, dans ce grand festival de la diversité où tous sont égaux face à la mort. Dans les premières minutes de la pièce, il esquisse une danse, tendant vers le public ses bras qui ont vécu plus d'une prise de sang. Il revient sporadiquement sur scène, observateur de cette grande mascarade où les arlequins défilent auprès des vamps italiennes et des veuves noires.

Delbono fait triompher la paix, et une certaine joie, dans cette oeuvre très marquante où les éclopés de la vie trouvent leur place dans la parade. Pas de guimauve, mais une sincérité entière et une façon de dessiner l'expérience humaine dans tout ce qu'elle a de plus douloureux et de plus ravissant.

Croiser la mort, pour mieux renaître. Et vivre. Férocement.

Questo Buio Feroce, de Pippo Delbono, ce soir, 20h, à l'Usine C.