Gregory Charles a baptisé sa série de spectacles, présentée jusqu'à vendredi aux Francos, «Un piano, une voix, 100 chansons». Pour être tout à fait juste, il aurait fallu qu'il la baptise «Un piano inspiré, une voix éloquente et 20 magnifiques chansons chaque soir pour résumer une décennie». Hier, soir de première à la Cinquième salle de la Place des Arts, c'était la décennie 1950 qui tenait la vedette...

À des années-lumière de ses récents spectacles à grand déploiement, avec orchestre, chorale, choeur et choristes, Gregory Charles a proposé une soirée très personnelle, intime, feutrée, qui n'était pas sans évoquer l'émission de radio qu'il anime tous les samedis à Radio-Canada: sur un thème donné, des chansons fortes, mêlées à des anecdotes, des faits historiques et des improvisations au piano. La différence? À la Cinquième salle de la Place des Arts, on ne peut pas vaquer à ses occupations tout en écoutant Gregory Charles.

C'est une très, très agréable différence. Elle demande que, tous réunis «dans un même salon, mais à étages» pour reprendre l'expression de Gregory Charles, on écoute avec attention, respect et affection des chansons qui figurent dans la trame sonore de notre civilisation. Chaque décennie appelle d'ailleurs un thème: pour les années 50, c'était la tristesse et même une certaine honte, a expliqué Gregory Charles, puisque la France et ce qui s'appelait encore le «Canada français» avaient certes remporté la victoire pendant la Deuxième Guerre mondiale, mais c'était une victoire au goût amer. Alors que les Américains dansaient sur Elvis, les Français, eux, chantaient plutôt des valses où les gagnants se révélaient finalement défaits, endeuillés, courbés sous le poids de tous ces morts. La soirée a d'ailleurs débuté avec une chanson... de 1945, qui allait donné naissance à toutes les chansons des cinq décennies suivantes, a précisé encore le boulimique de musique: Les feuilles mortes, de Prévert et Kosma.

À partir de ce morceau, Gregory Charles a pu faire la preuve de ses nombreux talents. Par exemple, son incroyable érudition musicale qui lui a permis de creuser un peu plus son obsession de toujours, son intéressante marotte: les suites d'accords similaires que se partagent certaines chansons, démonstration à l'appui (par exemple la suite chromatique des Feuilles mortes, celle de Stairway to Heaven de Led Zep et de... I Think of You: «même affaire», de conclure Charles, pince-sans-rire).

Talent de pianiste inspiré aussi, puisque son jeu était d'une grande délicatesse, souvent inspiré - disons-le tout net, on voudrait tous être capable de jouer du piano comme lui. Talent d'interprète également, avec une voix qui n'a rien d'exceptionnel, mais dont il sait bien jouer. Talent d'animateur hors pair, fin lettré, toujours capable de relater une anecdote ou d'émettre une théorie, sans crainte de parler par exemple du «paradigme des lignes iso-émotionnelles» ou d'expliquer posément que le thème du film Jaws et la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak se ressemblent étrangement!

Enfin, et particulièrement dans cette série de spectacle, talent exceptionnel d'arrangeur, d'orchestrateur: c'était beau, l'idée de mêler la Complainte de la Butte à quelques accords de Gaspard de la nuit de Ravel, de terminer Le déserteur de Boris Vian par les premières mesures de Quand il est mort le poète de Bécaud, de clore Quand les hommes vivront d'amour par quelques notes d'Imagine de John Lennon... Que ce soit Vigneault, Brel, Ferland, Piaf, tous ont eu droit à de très belles orchestrations pour piano à queue.

Le périple musical se poursuit, avec ce soir les années 60 (pas mal moins triste!), les années 70, 80 et 90. Avec tous les soirs, dans un «même salon», un fan fini de chansons qui nous parle de nous puisqu'il nous parle de musique.

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Jusqu'au 1er août, 20 h 30, à la Cinquième salle de la Place des Arts.