Leonard Cohen, Woody Allen, The Lost Fingers, Bran Van 3000, Melody Gardot... Les moments mémorables de ce 29e Festival de jazz tels que vus par nos infatigables critiques Alain Brunet, Alain de repentigny et Philippe Renaud, qui vous proposent leur bilan personnel.

Le bilan d'Alain Brunet

Les deux meilleures minutes du festival

Presque nonagénaire (le 31 juillet prochain), Hank Jones s'est assis au clavier et s'est mis à jouer admirablement, donnant ainsi la réplique au saxophoniste Joe Lovano. J'étais alors assis aux côtés du pianiste montréalais Oliver Jones, avec qui Hank s'était produit en duo le soir précédent. C'était beau de voir notre Oliver si admiratif à l'endroit de son modèle. «Il ne joue jamais de mauvaises notes», m'a-t-il fait observer, encore sur le nuage du concert donné la veille et d'un enregistrement réalisé précédemment avec son aîné.

Les deux pires minutes du festival

Lorsque la diva Abbey Lincoln est montée sur scène et s'est livrée à une performance où elle n'était plus l'ombre de ce qu'elle fut, on ne savait plus où se mettre. Cette vénérable dame avait du mal à se déplacer sur scène et même à repérer son pied de micro. Certains ont qualifié ce concert de pathétique... Je n'irais pas jusque-là, mais je crois néanmoins qu'on devrait prendre beaucoup de précautions avant de célébrer les légendes au crépuscule de leur existence.

Le meilleur spectacle du festival

Après avoir déçu au FIJM en 2006, Gonzalo Rubalcaba est revenu en force. Son nouveau quintette a donné un grand concert, la combinaison idéale entre grande virtuosité, audace, raffinement et lien indéfectible avec le jazz moderne. Le pianiste a pris le risque d'un langage exigeant en tous points: harmonique, rythmique, mélodique, tant au plan de l'improvisation que de la structure.

La révélation du festival

Contrairement aux Yaron Herman, Marc Cary et autres Miguel Zenon, le contrebassiste Renaud Garcia-Fons n'est pas une révélation en soi. On connaît sa grande virtuosité depuis nombre d'années, mais puisqu'il se produisait pour la première fois à Montréal, il doit absolument occuper cette catégorie de notre bilan. Voir et entendre cet innovateur et monstre de virtuosité est en soi une révélation.

La fausse bonne idée

Inviter Woody Allen à jouer son dixieland erratique à la salle Wilfrid-Pelletier. Vraiment, l'admiration pour le cinéaste a dépassé les limites (les miennes, en tout cas) dans un tel contexte. Voir le génial Woody s'adonner à son hobby peut être sympa un lundi soir dans un bar de New York, mais dans une grande salle de concert? Un peu de clarinette et de dixieland entrecoupés de numéros de stand up comic auraient été de loin préférables.

La meilleure blague du festival

Lorsque Laurel & Hardy, dans le film Wrong Again, tentent de faire monter un cheval sur un piano. Le tandem croyait que le cheval Blue Boy était recherché par son propriétaire millionnaire qui, en fait, s'était fait voler une peinture intitulée Blue Boy... Sans les voir, il leur demande de déposer Blue Boy sur le piano, Laurel&Hardy s'exécutent... pendant que l'orchestre du trompettiste Steve Bernstein en illustre musicalement les sparages. Pissant.

Un artiste à réinviter l'an prochain

Le pianiste Yaron Herman deviendra une grande vedette du jazz, c'est écrit dans le ciel. Son intensité dramatique, son hypersensibilité, la singularité de son jeu, les concepts uniques de ses compositions, ses choix de reprises (Björk, Britney Spears, The Police, etc.), la cohésion de son trio (Gerald Cleaver, batterie, Stéphane Kerecki, contrebasse), tout devrait inciter les programmateurs du FIJM à nous le ramener.

En résumé

Leonard Cohen, James Taylor, Yael Naïm, Richard Thompson, Buffy Sainte-Marie et autres pointures de la chanson de qualité ont-ils vraiment besoin du soi-disant plus grand festival de jazz au monde? À mon sens, non. Le FIJM, lui, semble avoir besoin de ces artistes pour accroître son rayonnement - ou le maintenir. Dans son actuelle configuration, le fameux happening a encore réduit sa substance jazzistique, à tout le moins au plan qualitatif. Bien que la série Jazz dans la nuit ait été de fort calibre cette année (Marc Cary, Brad Mehldau, Yaron Herman, Renaud Garcia-Fons, Miguel Zenon, etc.), bien qu'on ait pu repérer des artistes de jazz sur les scènes extérieures (Avi Granite, Chris Tarry, Jacques Kuba Séguin, Marcus Shelby), on ne peut plus affirmer que ce festival de jazz est le plus grand au monde. Grand festival de pop de création, de chanson d'auteur, de musiques du monde, de blues, de groove, d'électro... et de jazz. Même si, bien sûr, le jazz y occupe une place très importante...

Le bilan d'Alain de Repentigny

Les deux meilleures minutes du festival

Leonard Cohen, avec sa voix d'or, qui dit son poème A Thousand Kisses Deep sur fond de synthés, devant 3000 spectateurs suspendus à ses lèvres. Émouvant, profond, lumineux.

Les deux pires minutes du festival

Al Green, qui joue beaucoup trop à l'animateur de foule, qui grimace, qui chante à deux mètres du micro alors qu'on était venu voir et entendre - enfin! - le chanteur soul d'exception. Agaçant. À la fin, il nous a tous eus, mais ça aurait pu être tellement meilleur.

Le meilleur spectacle du festival

Cohen, encore. Trois heures ou presque d'un spectacle total, parfait. Tout y était: l'immense artiste, la magie de ses mots parfaitement intelligibles, son charisme, son intelligence, sa sensibilité et, pour la première fois de sa carrière, des musiciens - et chanteuses! - à la hauteur de son oeuvre. Après ce concert-événement, on aurait le goût de lui dire, comme il l'a fait deux soirs sur trois en nous quittant: «Il y a longtemps que je t'aime, jamais je ne t'oublierai.»

La révélation du festival

Melody Gardot. Son premier album est bien bon, mais il ne donne qu'un aperçu du talent fou de cette chanteuse de 23 ans. Même dans une ambiance feutrée, elle a plus de charisme que n'en aura jamais Norah Jones, si bonne soit-elle.

La fausse bonne idée

La formule Hommage à... Une douzaine de chanteurs qui défilent et poussent une chanson empruntée à l'artiste «hommagé», avec des enchaînements boiteux sinon inexistants qui tuent toute forme d'ambiance. Dans une salle, passe toujours, mais en pleine rue Sainte-Catherine, devant des dizaines de milliers de personnes? Cela dit, l'hommage à Cohen était réussi, pas mal plus en tout cas que celui à Paul Simon deux ans plus tôt, mais de grâce, pensez-y deux fois avant de répéter l'expérience.

La meilleure blague du festival

Cohen, toujours: «La dernière fois que je suis monté sur scène, j'avais 60 ans. Je n'étais qu'un enfant avec des rêves fous.»

Un artiste à réinviter l'an prochain

Melody Gardot, qui d'autre? On se souhaite de pouvoir la voir dans une salle plus intimiste que Wilfrid-Pelletier.

En résumé

À l'exception du concert de Melody Gardot, de l'hommage en plein air à Cohen et d'une heure avec le pianiste Brad Mehldau dans l'intimité du Gesù, j'ai passé la semaine à la salle Wilfrid-Pelletier, avec les stars consacrées, en périphérie du «vrai jazz». Comme d'autres, je présume, j'ai éprouvé un malaise quand Al Green faisait tout sauf chanter, quand toutes sortes de sons bizarres sont sortis de la clarinette de Woody Allen pendant la première pièce de son concert, quand Donald Fagen, de Steely Dan, a demandé au public, captivé certes, mais pas délirant, s'il était toujours là, ou quand la voix d'Aretha Franklin n'avait ni la puissance, ni l'autorité de sa légende pendant Chain of Fools et Respect. Mais ces artistes sont tous retombés sur leurs pattes et ces moments de vulnérabilité, de maladresse, nous les ont fait apprécier davantage. Comme le dirait James Taylor, c'est ça, la beauté du spectacle, art vivant par excellence.

Le bilan de Philippe Renaud

Les deux meilleures minutes du festival

Le vendredi 27 juin, au Gesù transformé en laboratoire par le pianiste Brad Mehldau, un petit moment de grâce alors que, à la fin de cette performance solo exploratoire, il interprète God Only Knows, chef-d'oeuvre de Brian Wilson et des Beach Boys. Fan de Mehldau et du travail de Wilson, cette reprise inattendue - on connaissait bien ses relectures de Radiohead et ses habiles versions de standards comme ce My Favorite Things de Rodgers & Hammerstein - a été le clou de cette performance exigeante et épatante. Mais on triche: il ne s'agissait pas des deux meilleures minutes du festival, plutôt des presque 15 minutes de cette version inspirée et, on s'en doute, radicalement différente.

Les deux pires minutes du festival

Après une quarantaine de minutes à embraser l'impressionnante foule, le groupe Bran Van 3000 amorce sa dernière envolée disco-house, surveillé de loin par cette immense boule disco qui surplombe la scène. Stéphane Moraille s'amène pour embrayer la soirée à la cinquième vitesse sur un morceau qui mettra en valeur sa puissante et chaleureuse voix et puis... rien. Problème de micro, qui dure près d'une minute, au cours de laquelle la chanteuse articule sans que sa voix porte. Une minute qui a duré une éternité.

Le meilleur spectacle du festival

Comme à l'habitude, on a un peu l'embarras du choix, alors plongeons quand même: Public Enemy au Métropolis. Même amputé du bassiste et du guitariste, et de Professor Griff, le légendaire groupe rap, piloté par Chuck D avec Flavor Flav comme agent de bord, s'est montré aussi généreux qu'explosif. Tous les fans sont repartis avec l'assurance d'en avoir eu pour leur argent.

La révélation du festival

Le trompettiste Christian Scott et les musiciens de son sextet. Notre Robert Glasper de cette année, c'est-à-dire ce jeune (seulement 25 ans) musicien et compositeur allumé, aussi éloquent avec son instrument qu'au micro, alors qu'il liait son travail à sa ville, La Nouvelle-Orléans, et les injustices sociales qu'il y croise. On y découvre aussi le batteur (Jamie Williams) et le pianiste (Gerald Clayton) qui l'accompagnaient vendredi dernier au Gesù, fantastiques.

La fausse bonne idée

Diriger les festivaliers dans des passages balisés lors des Grands Événements, seulement pour qu'ils se fassent interdire l'accès au site. Non seulement ai-je été témoin de crises de nerfs (compréhensibles) entre mélomanes et employés du festival, mais de nombreux témoignages m'ont confirmé que le contrôle de la foule aurait laissé un goût amer à certains spectateurs.

La meilleure blague du festival

Quand on disait que Christian Scott était aussi éloquent avec sa trompette qu'en s'adressant à son public, c'est qu'il était aussi capable de bonnes blagues. Celle-là impliquait son (présumé) frère jumeau et se moquait de son saxophoniste, Louis Fouché...

Un artiste à réinviter l'an prochain

Juste un? Scott, tiens, mais il nous semble avoir dit la même chose à propos de Robert Glasper l'an dernier... U-Roy, qui a fait défection cette année aux festivaliers, et sans le Love Trio in Dub. On ne veut pas de nouvelles chansons, on veut les vieux classiques!

En résumé

C'est l'évidence, ce 29e Festival international de jazz de Montréal était un festival de transition. Parce que la prochaine présentation amorcera une nouvelle décennie de festivités musicales en plein centre-ville. Parce que ce centre-ville, justement, aura une tout autre allure pour le 30e Festival, et encore pour les années à suivre si la nouvelle Maison de l'OSM finit par sortir de terre.

La transition était dans l'air, ça se sentait. Les festivaliers avaient un peu perdu leurs repères: la rue Jeanne-Mance était un embouteillage constant, même en semaine. L'espace existant autrefois sur le talus du stationnement annexe à l'immeuble Bluementhal et l'aire de la scène Tropiques/Groove ont cruellement manqué aux habitués. Le déménagement de cette dernière dans le stationnement de la rue Clark a soulagé en partie la congestion du site plus à l'ouest. D'ailleurs, c'était une si bonne idée d'avoir érigé une scène là, juste au sud de la scène blues, qu'on se demande pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt.

Enfin, cette transition a été au coeur de la programmation, dont l'accent a été mis sur les musiques extra-jazzistiques, en dépit du fait qu'on ait dédié le festival 2008 à la mémoire du grand Oscar Peterson. L'inéluctable course aux records de fréquentation et de recettes de billetterie se fera-t-elle obligatoirement au détriment du jazz, qui donne (toujours) son nom au festival?