Comme on l'a vu hier aux Grammy avec Drake, les galas sont des tribunes de choix pour les artistes qui désirent mettre de l'avant des causes ou lancer des pavés dans la mare. Un phénomène qui ne date pas d'hier, mais que l'arrivée des médias sociaux semble amplifier. Analyse.

Alors qu'il était sur scène au dernier Gala de l'ADISQ pour remercier tous les artisans ayant permis à Demain matin, Montréal m'attend de remporter le Félix du Spectacle de l'année - Interprètes, René Richard Cyr en a profité pour annoncer «un grand rassemblement pour la santé de notre planète», invitant le public à se joindre à lui et à plusieurs autres artistes.

«Je profite de la tribune de ce soir pour rappeler que dans tout geste artistique, il y a toujours une part de révolte et de combat porté par un désir que les choses changent. À partir de la semaine prochaine, il y aura plusieurs gestes et événements qui vont avoir lieu pour faire changer les choses», a lancé le metteur en scène, accueilli par une salve d'applaudissements.

Il faisait référence au Pacte pour la transition écologique, lancé quelques jours plus tard. Une sortie planifiée? «Absolument», dit le principal intéressé. «Les artistes sont souvent sollicités pour épouser des causes. On peut créer, en toute modestie, un certain impact et on se retrouve à avoir une tribune que beaucoup de gens espéreraient. Je suivais de très près ce Pacte de la transition et, sans vendre le punch, je voulais dire aux gens: "Préparez-vous, on va avoir besoin de vous."»

Un besoin générationnel?

L'environnement s'est sans aucun doute imposé comme enjeu au dernier Gala de l'ADISQ, avec des interventions qui ont été massivement partagées et reprises sur les réseaux sociaux. Yann Perreau a harangué le premier ministre du Canada Justin Trudeau, assis dans la salle, concernant l'achat de l'oléoduc Trans Mountain par le gouvernement canadien. «Mon pays, ce n'est pas un pays, c'est une pétrolière», lui a-t-il lancé.

Environnementaliste convaincu, Yann Perreau avait préparé son coup en prenant le temps de peaufiner son discours avec un ami. «Je ne voulais pas être insultant ni baveux ou gâcher le party, tout en créant un effet "coup de poing". Les artistes, on est des porte-voix. Mais quand on veut passer un message, il faut être bien préparé, sinon ça peut vite devenir un couteau à double tranchant. Je savais que ça ferait des vagues, mais j'ai reçu plus de vent dans le dos que dans la face!», explique celui qui dit recevoir encore aujourd'hui des félicitations de gens qui le croisent dans la rue pour son intervention.

Sans affirmer que les artistes prennent nécessairement plus position qu'avant, Bernard Motulsky, professeur au département de communication de l'UQAM, croit qu'avec la grande popularité des réseaux sociaux notamment, la «pression de prendre position» est devenue un «besoin générationnel qui n'atteint pas que les artistes, mais les entreprises aussi».

«Les sujets abordés vont toujours de pair avec le contexte politique et social. Par exemple, la préoccupation environnementale inquiète de plus en plus les nouvelles générations, qui s'expriment plus à ce sujet. Cela génère une atmosphère où on peut s'attendre à ce qu'un discours de remerciement soit plus qu'un "merci à ma famille"», analyse-t-il.

Mais est-ce que des remerciements ne devraient pas d'abord servir à... remercier? Le président de l'agence d'artistes MVA, Maxime Vanasse, avoue qu'il ne voit pas toujours d'un bon oeil «le fait d'utiliser une tribune pour passer des messages plus personnels, politiques», même s'il constate que «ça se fait de plus en plus».

«Je préfère qu'on se serve de la tribune pour remercier les gens qui nous ont choisis. Ceci dit, je comprends que certains ressentent le besoin de le faire, mais ça doit venir du coeur, avec conviction», nuance-t-il.

Lauréat du Félix de l'Album folk de l'année en 2018 et finaliste pour l'Album francophone de l'année au prochain gala des Juno, Tire le coyote préfère utiliser ces occasions pour «remercier sincèrement des gens qui sont souvent dans l'ombre».

Alors qu'on «peut prendre position partout, n'importe quand, à n'importe quelle heure», remarque-t-il, le besoin de prononcer des discours toujours plus frappants, engagés, originaux et, peut-être, d'échapper à l'ennui provoqué par certains galas émane, selon lui, «de notre besoin d'être "entertainé" et excité à tout moment».

«La culture est consommée comme à peu près tout aujourd'hui, c'est-à-dire rapidement. Le discours de remerciement devient parfois un spectacle pour assouvir notre besoin de consommer des choses excentriques, qui vont choquer, faire pleurer... et empêcher les gens de changer de chaîne!», affirme Tire le coyote.

Selon M. Motulsky, ces prises de position sont aussi une façon pour les artistes de se démarquer et d'être en phase avec leur branding. «Plusieurs artistes ont aujourd'hui beaucoup d'abonnés sur les réseaux sociaux, ça devient un élément de mise en marché, il faut l'alimenter.»

«Évidemment, si c'est pour être à la mode, ou frapper un clou déjà enfoncé, ça ne sert pas à grand-chose», convient René Richard Cyr. Mais il ne voit pas où est le mal « si le besoin part d'une nécessité intérieure », donnant comme exemples Marlon Brando qui a déjà refusé un Oscar pour appuyer la cause autochtone, ou Luc Plamondon qui avait ardemment défendu le droit d'auteur.

Des discours qui ont fait jaser

La cause autochtone

En 1973, Marlon Brando crée la controverse en refusant l'Oscar du Meilleur acteur pour Le parrain afin de protester contre le traitement des autochtones par l'industrie. Il envoie même à sa place sur scène l'actrice et militante Sacheen Littlefeather. Cette sortie a eu pour effet d'amener l'attention des médias sur le siège qui perdurait à Wounded Knee, au Dakota, où 200 autochtones demandaient au gouvernement américain de rouvrir les négociations autour des traités. Cette vidéo est devenue virale en 2016 dans la foulée du mouvement #oscarssowhite, où notamment l'actrice Jada Pinkett Smith avait décidé de boycotter la cérémonie des Oscars pour critiquer son manque de diversité.

Le droit d'auteur

Même si l'épisode date de 1983, plusieurs se souviennent encore de la montée de lait de Luc Plamondon, qui venait de gagner avec Robert Charlebois le Félix de la Chanson de l'année pour J't'aime comme un fou. «Les trophées, ça fait plaisir. Mais ce qui ferait encore plus plaisir aux auteurs-compositeurs, ce serait de gagner des droits d'auteur... Quand le président de l'ADISQ ose écrire une lettre contre les créateurs disant qu'on va jeter l'industrie par terre si on donne des droits d'auteur, je trouve ça scandaleux, scandaleux! On va gagner notre combat!», vilipende-t-il devant un Charlebois bouche bée.

Le mouvement #metoo

En 2018, Oprah Winfrey reçoit le prix Cecil B. DeMille aux Golden Globes. Elle livre un témoignage émouvant et puissant, évoquant son enfance, ceux qui l'ont inspirée, et rendant hommage aux femmes qui ont eu le courage de faire partager leur histoire dans la foulée du mouvement #metoo, qui fait la manchette aux États-Unis et ailleurs. «Their time is up!», lance-t-elle, ce qui provoque une ovation dans l'assemblée. Le discours devient viral et crée un fort effet, et certains vont même jusqu'à parler de discours «présidentiel».

Critiquer Trump

Aux Golden Globes, en 2017, Meryl Streep est elle aussi lauréate du prix Cecil B. DeMille. Elle marque les esprits avec un discours très bien tourné qui critique Donald Trump et ses politiques, mais sans jamais le nommer directement. Débutant de façon plutôt innocente, elle souligne qu'Hollywood est constitué surtout d'étrangers, et commence à énumérer les origines d'actrices et acteurs dans la salle. «Où sont leurs actes de naissance?», raille-t-elle. La fin de son discours, très senti, rappelle l'importance d'une presse forte et indépendante.

La parité

Patricia Arquette avait vraisemblablement prévu son coup. Après avoir fait les remerciements d'usage lorsqu'elle a gagné le prix de la Meilleure actrice dans un rôle de soutien pour Boyhood lors de la cérémonie des Oscars en 2015, elle fait bondir sur leurs pieds les femmes sur place en affirmant qu'il était plus que temps que les actrices soient payées de façon paritaire sur les plateaux de tournage.

PHOTO ROBERT TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE

Luc Plamondon et Robert Charlebois à l'ADISQ en 1983, alors qu'ils reçoivent un Félix pour la Chanson de l'année.