La Presse a rencontré à Paris l'artiste français Éric Baudelaire dont une première version du nouveau film, AKA Jihadi, sera présentée à la Biennale de Montréal, à compter du 20 octobre. Le cinéaste développe dans Prélude à AKA Jihadi une réflexion sur le djihadisme à partir du cas d'un jeune Français parti combattre en Syrie et condamné, en janvier dernier, à neuf ans d'emprisonnement.

En 2007, Éric Baudelaire était venu à Montréal exposer The Dreadful Details dans le cadre du Mois de la photo. Reconstitution d'une scène de guerre en Irak dans un décor hollywoodien, l'oeuvre en deux parties évoquait notamment ces constructions d'images qui sont destinées à nous faire avaler des couleuvres politiques. Il a ensuite participé aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal, avec L'anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi et 27 années sans images, puis avec Letters to Max qui avait gagné le prix Montage des RIDM en 2014. 

Sa participation à la Biennale de Montréal, cette année, est une invitation de Philippe Pirotte, le commissaire de l'événement qui coproduit d'ailleurs sa nouvelle oeuvre. AKA Jihadi abordera la vie d'un djihadiste français parti en Syrie en 2012 pour grossir les rangs du groupe État islamique et lutter contre les forces armées du président Bachar al-Assad. Arrêté en Espagne, son procès a eu lieu en décembre dernier à Paris, trois semaines après la tuerie du Bataclan. Il purge actuellement une peine de neuf ans de prison. 

Film de 80 minutes, AKA Jihadi est inspiré d'A.K.A Serial Killer, long métrage japonais de 1969 tourné entre autres par Masao Adachi, ce réalisateur qui fascine tant Éric Baudelaire pour sa «théorie du paysage» (fûkeiron).

Cette théorie un peu floue consiste à filmer des paysages, et non des personnages, afin de suggérer l'influence de l'environnement sur leur destin. Dans A.K.A. Serial Killer, un jeune de 19 ans a commis quatre meurtres. En filmant le paysage où il a vécu, Adachi insinuait que l'environnement avait contribué à en faire un tueur en série. 

Éric Baudelaire n'adhère pas à 100 % au fûkeiron de Masao Adachi. «Je ne suis pas sûr que ce soit toujours opérant, mais c'est une base pour réfléchir sur la manière de raconter une histoire», dit-il en entrevue. 

«En filmant les lieux où le djihadiste a vécu, on ne peut pas répondre à la question de savoir pourquoi il est parti, mais ça donne des indications.» 

AKA Jihadi a été tourné en France, en Espagne, en Algérie et en Turquie, à la frontière syrienne. Les quelques images du film que La Presse a pu voir ont été prises dans le village où le djihadiste a grandi. L'architecture et les rues mornes de cette banlieue parisienne sentent le désespoir, l'ennui et une certaine tension.

Un terroriste?

Le cinéaste a informé le djihadiste (dont l'identité n'est pas révélée dans le film) qu'il créait une oeuvre sur lui, mais il ne l'a pas rencontré. Pourquoi a-t-il choisi ce jeune en particulier? 

«Parce que son cas est intéressant, dit l'artiste de 43 ans. On ne sait pas s'il est inquiétant ou dangereux ni s'il est parti en Syrie pour de bonnes ou de mauvaises raisons. En 2012, aller lutter contre Bachar al-Assad ne faisait pas de lui un terroriste. Le gouvernement français armait à ce moment-là la résistance syrienne. C'est donc compliqué.» 

Ce garçon était-il un terroriste, ou quelqu'un qui suivait ses propres convictions? se demande Éric Baudelaire. «Il n'a pas tué ou kidnappé des Occidentaux, dit-il. Il n'a pas mis de vidéos sur YouTube en demandant de commettre des actes de violence en Occident. Il a pourtant fait face au chef d'inculpation "association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste". Et neuf ans de prison en France, dont six ans incompressibles, c'est très lourd.» 

Avec son film, Baudelaire dit vouloir évoquer les «centaines de procès» de djihadistes français qui ont déjà eu lieu dans l'Hexagone et la justice préventive qui s'y installe. 

«Comme dans le film Minority Report, avec Tom Cruise, bien des jeunes sont mis en prison en France sans qu'ils aient commis de crime dans le sens précis du terme. On est en train de pénaliser des intentions.» 

S'intéressant aux sciences sociales, à la politique et au terrorisme, Baudelaire dit créer des oeuvres remplies d'incertitude, de poésie, de doute et de fiction. Mais le réel est son véritable guide et son terreau pour parler des flux migratoires et du djihadisme qui frappent l'Occident. 

«Les formes d'aliénation actuelles donnent lieu à l'ultra-violence sous prétexte d'islamisme, mais elle n'a pas grand-chose à voir avec l'islam, dit Éric Baudelaire. Cette violence conduit nos sociétés à se recroqueviller sur elles-mêmes, à être moins ouvertes sur le monde et à laisser émerger des discours xénophobes. Mon travail est un regard sur ce monde dans lequel on vit aujourd'hui.» 

Un regard qu'il prolongera d'ici 2019 en filmant des jeunes âgés de 11 et 12 ans, dans une banlieue populaire du nord de Paris. Pour témoigner du réel et poursuivre sa quête de flou. 

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Prélude à AKA Jihadi, d'Éric Baudelaire, projeté dans le cadre de la Biennale de Montréal au Musée d'art contemporain de Montréal (3980, rue Saint-Denis), à compter du 20 octobre

PHOTO ÉRIC BAUDELAIRE, FOURNIE PAR LA BIENNALE DE MONTRÉAL

S'inspirant de la «théorie du paysage» de Masao Adachi, Éric Baudelaire a filmé les lieux où a vécu un jeune Français parti combattre en Syrie et condamné à neuf ans de prison. AKA Jihadi a été tourné en France, en Espagne, en Algérie et en Turquie, à la frontière syrienne.