Différentes perspectives historiques et sociales s'affrontent dans le débat sur l'utilisation du blackface au Québec. La ligne de tension entre francophones et anglophones occulte probablement le vrai débat, à savoir la représentativité des communautés culturelles dans les productions québécoises. Discussion.

On en a vu dans des Bye Bye, Mario Jean s'est peint le visage en noir pour incarner Boucar Diouf lors du gala Les Olivier, des étudiants aux HEC en 2011 ont fait de même pour rendre « honneur » au coureur Usain Bolt, et plus récemment, un segment du spectacle 2014 revue et corrigée au Théâtre du Rideau Vert, dans lequel un comédien blanc incarnait P.K. Subban, a provoqué un tollé et mené à une lettre ouverte dénonçant cette pratique.

Pourquoi le blackface ressurgit-il de temps à autre au Québec, alors que cette utilisation suscite la réprobation partout en Amérique? Défenseurs comme détracteurs s'entendent sur un point: le blackface n'a pas la même résonance au Québec, où la plupart des gens ne connaissent pas le passé raciste auquel cette pratique est intimement liée.

« C'est de l'ignorance, confirme l'historien Robert Aird, spécialisé dans l'histoire de l'humour au Québec. Ça ne fait pas partie de notre culture. Il n'y a pas d'intention de dénigrement là-dedans, c'est perçu comme un déguisement. En fait, on est vraiment une société distincte, même en humour. Les Québécois francophones consomment peu l'humour anglophone. »

Ce qui ne signifie pas que le Québec n'a aucun passé raciste. Robert Aird rappelle que dans le monde de l'humour - en effet, le blackface est généralement utilisé dans un cadre comique -, différentes communautés ont fait l'objet de blagues très douteuses au fil des vagues d'immigration, notamment les Juifs, les Italiens ou les Polonais.

M. Aird relate cette anecdote de 1899, alors que le caricaturiste Henri Julien produisait une série pour le journal Montreal Star, les By-Town Coons. Julien dessinait, pour s'en moquer, le premier ministre Wilfrid Laurier et les membres de son cabinet sous les traits de chanteurs noirs, dans la tradition des minstrel shows.

« Le blackface n'a pas la même portée symbolique au Québec qu'ailleurs, mais il faudrait s'interroger, croit Robert Aird. En fait, il y aurait une façon de régler ça, et c'est d'avoir plus de comédiens noirs. Ils sont mal représentés », explique l'historien.

« Faux débat »

L'humoriste québécoise d'origine haïtienne Dorothy Rhau estime pour sa part que le blackface est un faux débat au Québec. « Ce n'est pas fait dans le but de dénigrer les Noirs, croit-elle. C'était juste pour jouer le rôle de P.K. Subban [dans 2014 revue et corrigée]. La majorité des Noirs au Québec sont d'origine haïtienne, et on n'a pas la même histoire que les Noirs américains. »

Elle précise toutefois que la meilleure solution aurait été d'avoir un comédien noir. « Je ne suis pas prête à crier au meurtre pour ça, mais là où je pense qu'il devrait y avoir un vrai débat, c'est au sujet de la diversité culturelle. Quand Denise Filiatrault se défend en disant qu'elle a été la première à embaucher un comédien noir... Fine! Mais depuis ce temps-là? Il ne faudrait pas embaucher des comédiens noirs juste pour des shows spéciaux comme Motown! »

Critique anglo, réaction franco

La journaliste Toula Drimonis, qui a écrit sur le blackface au Québec (notamment dans la revue Ricochet) et qui fait partie des signataires de la lettre ouverte de Diversité artistique Montréal, dénonce cette pratique, mais surtout, elle se désole du dialogue de sourds entre les communautés anglophone et francophone.

« Je crois que les anglophones sont plus sensibles à l'histoire du blackface parce qu'ils connaissent mieux la culture américaine et sont plus au fait de l'histoire de l'esclavage, dit-elle. Et comme les critiques viennent en premier lieu du côté anglophone, les francophones sont sur la défensive. La réticence à parler du blackface, elle est presque politique. »

Toula Drimonis croit cependant que les choses sont sur le point de changer. Elle explique que la chroniqueuse Judith Lussier, après avoir estimé que cette histoire de blackface était une tempête dans un verre d'eau, a changé d'avis et pense maintenant qu'il faut abandonner cette pratique.

« C'est courageux de changer d'idée, souligne Drimonis. Je suis certaine que tout cela a été fait de bonne foi, mais les bonnes intentions ne comptent pas si c'est blessant. On ne manque pas de créativité au Québec, non? Mais on manque de diversité culturelle, et d'ailleurs, pratiquement tous les chroniqueurs qui ont écrit là-dessus sont des Blancs... »

« Je pense qu'il y a un effort à faire au Québec, juge Dorothy Rhau, qui conserve un grand sens de l'humour face à ce sujet. Le vrai débat, c'est sur la présence de visages noirs dans nos productions. On prend toujours des Noirs pour faire des membres de gangs de rue, mais un Noir aurait été honoré de jouer P.K.  Subban! Je serais honorée moi-même de le faire! Ou Michelle Obama. Ou Julie Snyder: je me mettrais de la farine sur le visage. En fait, mon reproche, c'est que les Blancs volent les jobs des Noirs! En ce moment, à la télévision québécoise, il y a plus de personnages homosexuels que de personnages des communautés culturelles! C'est trendy. Pourquoi pas un Noir homosexuel? Ce serait vraiment trendy! »

Qu'est-ce que le blackface ?

Le blackface a été popularisé dans les entractes du vaudeville, mais surtout les minstrel shows, où des comédiens blancs se peignaient le visage en noir pour interpréter des personnages noirs particulièrement stéréotypés. 

Cette pratique a beaucoup contribué à alimenter les préjugés envers la communauté afro-américaine, puisque dans ces comédies, on décrivait les Noirs comme stupides, paresseux, ivrognes, maladroits, etc. Les comédiens blancs interprétaient aussi des femmes noires en exagérant leur poids ou leur sexualité. C'était après tout la vision raciste des Blancs qui s'étalait ainsi au grand jour, et certains historiens croient que cette pratique traduisait le mélange de fascination et de répulsion que suscitait une communauté avec laquelle il fallait partager le territoire. 

Même les comédiens noirs y ont eu recours. Les traits exagérés du maquillage ont influencé la bande dessinée et les jouets qui ont donné des Noirs une représentation caricaturale. Le blackface a aussi été utilisé par l'industrie du cinéma jusque dans les années 30. 

Cette forme de spectacle a été popularisée au début du XIXe siècle et a perduré jusque dans les années 50. C'est le mouvement des droits civiques aux États-Unis qui a dénoncé le caractère raciste de cette pratique qui, aujourd'hui, est vivement dénoncée.