Une bataille acrimonieuse fait rage dans les coulisses de l'industrie musicale québécoise. La faillite d'une maison de disques pourrait provoquer une réaction en chaîne et mener à la confiscation d'actifs importants, dont le Club Soda, véritable creuset de la culture québécoise. Or, une enquête de La Presse révèle que la crise découle d'une transaction orchestrée par un prête-nom de la mafia.

Criblé de dettes... et de balles

Au bout du fil, la voix trahit l'inquiétude. Michel Sabourin, copropriétaire du Club Soda depuis 1985, peine encore à comprendre comment il en est arrivé là. L'ex-président de l'ADISQ ne veut pas trop parler de la menace qui plane sur son bébé, l'une des dernières grandes salles de spectacle indépendantes en ville.

«Vous comprendrez que je ne peux pas commenter les procédures judiciaires elles-mêmes, puisque c'est devant les tribunaux. J'essaie de faire toute la lumière sur cette histoire. Je suis ébranlé par tout ce qui arrive et par l'hostilité à mon égard que manifeste cette poursuite, mais je vais me défendre et faire confiance au tribunal», finit-il par lâcher.

La société de Sabourin est poursuivie pour 400 000$ par un ex-partenaire d'affaires, un agent d'artistes lavallois nommé Alain Dupuis. Ce dernier, qui accuse Sabourin d'avoir dilapidé les avoirs de leur ancienne maison de disques, a déjà demandé au tribunal de «lever le voile corporatif» dans cette affaire.

En d'autres mots, il veut pouvoir saisir les actifs personnels de Sabourin pour se faire payer. Et le principal actif connu de Sabourin, c'est le Club Soda. La salle qui, dans son ancienne incarnation, a accueilli les débuts de plusieurs humoristes de renom aux fameux Lundis des Ha! Ha! Celle qui a ensuite déménagé à l'angle du boulevard Saint-Laurent et de la rue Sainte-Catherine grâce à d'importantes subventions publiques pour devenir un fleuron du Quartier des spectacles de Montréal.

Une fusion qui tourne mal

La réclamation d'Alain Dupuis tire sa source d'une fusion de maisons de disques réalisée en 2002. Sabourin et Dupuis, qui avaient chacun leur entreprise, voulaient fusionner pour affronter la crise du marché du disque, malmené par l'apparition du téléchargement gratuit.

Alors que peu de gens prédisaient un avenir radieux à l'industrie musicale, les deux partenaires avaient eu la chance de voir un financier enthousiaste se joindre à eux. Aux yeux des observateurs du milieu de la culture, à l'époque, Pierre Gaudreau, conseiller en comptabilité, semblait sorti de nulle part. Mais il avait sa propre boîte de production, appelée Strato Productions et, surtout, un studio d'enregistrement dernier cri, rue de la Montagne.

Sabourin, Dupuis et Gaudreau ont annoncé la création de leur nouvelle entreprise, Disques Atlantis, à l'été 2002. Selon les documents de la société consultables au palais de justice, c'est Pierre Gaudreau qui a tout mis sur pied.

Les actions ont été réparties entre Sabourin, Dupuis et Gaudreau. Mais Gaudreau s'est réservé 400 000 actions «privilégiées», détenues à travers Strato Productions, dont il pouvait en tout temps exiger le rachat par l'entreprise, au prix de 400 000$.

Or, dans les faits, Gaudreau était beaucoup plus qu'un simple propriétaire de studio. Un enquêteur de la police de Laval et deux vérificateurs de l'Agence du revenu du Canada (ARC) ont fait après sa mort, en 2011, des déclarations sous serment qui le décrivent comme un escroc professionnel au grand train de vie, lié au crime organisé. Ces déclarations, que La Presse a obtenues, ont servi à saisir la police d'assurance-vie de Gaudreau au profit de l'État après sa mort. Elles recoupent les informations produites en preuve dans les multiples poursuites civiles et pénales contre Gaudreau.

En janvier 2002, quelques mois avant de fonder Disques Atlantis, Gaudreau s'était avoué coupable d'avoir orchestré des fraudes fiscales impliquant tout un réseau d'entreprises. Il avait payé d'un seul coup une pénalité de 500 000$ au Trésor fédéral, au moyen d'une traite bancaire. Presque au même moment, il avait constitué une société à numéro en donnant pour adresse le bureau d'une étude d'avocats de Granby.

L'ARC déclare dans les documents de cour que cette société n'était qu'un «prête-nom pour permettre à Patrizio D'Amico de cacher ses revenus et actifs au fisc et/ou aux autorités policières». D'Amico appartient à une famille de Granby très liée à la mafia. L'écoute électronique réalisée durant l'enquête antimafia Colisée a permis d'apprendre que le clan Rizzuto le surnommait «le fou» et craignait que ses conflits avec d'autres mafieux ne dégénèrent en bain de sang.

L'étude d'avocat que Gaudreau utilisait comme adresse était la même qui l'aidait dans ses démarches en affaires et qui préparait les états financiers de Strato Productions. Elle a aussi représenté les intérêts de D'Amico.

Les départs s'enchaînent

À peine les Disques Atlantis mis sur pied, Pierre Gaudreau a décidé de s'en retirer. Un certificat déposé à la cour confirme qu'il a cédé ses 400 000 actions «privilégiées» à Alain Dupuis en novembre 2002. Quelques mois plus tard, le 28 août 2003, un incendie a complètement détruit le studio d'enregistrement de Gaudreau. L'assureur a refusé d'indemniser le sinistré parce qu'il jugeait que l'incendie était volontaire, selon l'ARC.

L'enquête de l'ARC révélera aussi, des années plus tard, que Gaudreau puisait dans le compte de Strato Productions, la société à travers laquelle il avait détenu les actions de Disques Atlantis, afin de payer des dépenses personnelles comme les soldes de carte de crédit de sa conjointe, sans déclarer de revenus au fisc.

Alain Dupuis s'est retiré à son tour de la direction Disques Atlantis en 2007, laissant Michel Sabourin seul à la barre. Mais il a conservé les 400 000 actions «privilégiées» héritées de Gaudreau. Comme il l'explique dans sa poursuite, il a exigé en 2010 que la société les lui rachète pour 400 000$.

Mais Atlantis était loin de rouler sur l'or. Le 25 novembre dernier, Michel Sabourin a placé la société sous la protection de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité. Le syndic Michel Chabot, de chez Raymond Chabot Grant et Thornton, a été chargé de régler la faillite.

Selon son bilan officiel, la société doit des cachets à plusieurs artistes, comme Guy A. Lepage (3200$), Marc Labrèche (3200$), Okoumé (3400$), Pierre Lapointe (3300$), Richard Séguin (4200$) et Éric Lapointe (2000$).

Alain Dupuis, qui se dit de loin le plus important créancier dans cette faillite, affirme dans sa poursuite que Sabourin a manqué à ses obligations en vendant à trop bas prix le catalogue de Disques Atlantis, ce qui l'a empêché de rembourser les créanciers. Il dit que, comme le syndic Michel Chabot ne semble rien voir de mal dans cette vente, il n'a pas le choix d'intenter lui-même des recours judiciaires. La cause doit être entendue sous peu.

Joint par La Presse, Alain Dupuis s'est refusé à tout commentaire. Savait-il que Pierre Gaudreau, l'homme qui a mis sur pied l'entreprise et qui lui a légué ses actions, était un prête-nom de la mafia? «Nnnnnn... je ne réponds pas à ça», a-t-il laissé tomber après une pause.

Photo michel gravel, Archives La Presse

Le propriétaire du Club Soda Michel Sabourin (à gauche) en 1985 et son associé de l'époque

Plus de 30 ans d'histoire

1983 : Boule Noire offre le concert d'ouverture du premier Club Soda, installé en haut d'un magasin de tapis de l'avenue du Parc.

1984 : La jeune salle de spectacle devient la destination la plus courue en ville les lundis soir, grâce aux Lundis des Ha ! Ha !, animés par Ding et Dong (Claude Meunier et Serge Thériault). Ces soirées d'humour verront les premiers pas de RBO, Normand Brathwaite, Michel Barrette et André-Philippe Gagnon, parmi tant d'autres.

1985 : Les promoteurs de spectacles Rubin Fogel et Michel Sabourin deviennent les actionnaires principaux du Club Soda.

1999 : Fermeture de la salle de l'avenue du Parc, en prévision d'un réaménagement dans de nouvelles installations modernisées.

2000 : Inauguration du nouveau Club Soda, aménagé au coût de 3,5 millions à l'angle Sainte-Catherine et Saint-Laurent. Pour aider ce poumon de la vie culturelle locale, le gouvernement du Québec et la Ville de Montréal lui accordent 1,6 million en financement public. Le Fonds de la culture et des communications contribue aussi à payer la facture. La nouvelle salle peut accueillir 900 personnes debout ou 550 personnes assises. Elle est dotée d'équipements d'éclairage et de sonorisation à la fine pointe de la technologie, d'une scène de 7 m sur 7 m et de loges spacieuses.