En voie d'être adopté par le gouvernement canadien, le projet de loi C-32 fait l'objet d'une mobilisation sans précédent du milieu de la musique. Plusieurs dispositions de ce projet visant à actualiser le droit d'auteur, rendu public en juin dernier par les ministres conservateurs James Moore et Tony Clement, mène les artistes à y voir un recul historique. Gel du régime de copie privée, affaiblissement du droit de reproduction et responsabilisation insuffisante des fournisseurs de service internet figurent en tête de lice de nombreux irritants relevés par les titulaires du droit d'auteur.

Outre un voyage d'un jour en autobus à Ottawa, avec à son bord nombre de vedettes québécoises (Luc Plamondon, Robert Charlebois,  Ariane Moffatt, Stéphane Archambault, Florence K,  Jean-François Breau, etc. ), une vaste coalition d'ayants droit se mobilise contre le projet de loi C-32- la Société professionnelle des auteurs et compositeurs du Québec (SPACQ), la Guilde des musiciens, l'ADISQ, l'Association professionnelle des éditeurs de musique (APEM), la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN), l'Union des artistes et sa société de gestion de droits voisins (Artisti), la Société du Droit de Reproduction des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs au Canada (SODRAC) et autres organisations s'inscrivent dans ce mouvement de protestation.

Présidente d'Artisti, la chanteuse Marie-Denise Pelletier a entrepris de coordonner ce petit voyage l'autobus du showbusiness prévu ce mardi.

«Cette initiative d'artistes avait d'abord pris forme au mois de mai dernier, dans le cadre d'un conseil d'administration d'Artisti. Un comité d'action s'était formé avec entre autres Richard Petit, Bruno Pelletier, Manuel Tadros.Nous avons fait signer une pétition de 120 signatures, et pas les moindres. Début juin, une lettre ouverte fut publiée dans les journaux, c'était la première phase d'un mouvement plus généralisé pour faire bouger les choses.»

Faire bouger quoi exactement ? D'abord rallier l'opposition afin de bloquer l'adoption du projet de loi C-32, du moins dans sa version actuelle. Selon Marie-Denise Pelletier, un noyau dur de députés libéraux reste à convaincre, à défaut de quoi le projet C-32 pourrait être adopté bientôt.

Mort annoncée de la copie privée

«Plusieurs dispositions de ce projet de loi pourraient causer des dommages terribles aux titulaires du droit d'auteur, la copie privée est l'une de celles-là», explique David Basskin, porte-parole de la  Société canadienne de perception de la copie privée (SCPCP)

«Personne n'écoute un support vide. Personne n'achèterait un disque vierge ou un iPod pour n'y rien écouter. On doit en déduire que la musique qui s'y imprime a une valeur. En 1997, le Canada reconnaissait que la copie privée, c'est à dire pour usage personnel et non commercial, était une pratique que l'on ne pouvait stopper. En revanche, les ayants droit recevraient une compensation. Depuis la mise en place du régime de copie privée, les redevances sur les CD vierges ont procuré plus de 200 millions $ aux créateurs canadiens en guise de compensation.

«Or les temps ont changé et les gens copient de moins en moins sur des CD vierges et se tournent vers de nouveaux modes d'enregistrement audio-numérique comme l'iPod. Mais voilà, le projet C-32 gèle les acquis de 1997 et exempt les nouveaux outils de duplication de quelque redevance. Conséquemment, si le projet de loi C-32 est adopté dans sa forme actuelle, des milliards de copies en circulation ne feront l'objet d'aucune compensation pour les créateurs.»

Directrice des services juridiques à la SOCAN, Anne Godbout s'inscrit également en faux contre le gel du régime de copie privée et souligne d'autres irritants majeurs du projet de loi:

«Le défi du projet de loi était noble, c'est-à-dire faciliter l'accès des utilisateurs de contenus dans un environnement numérique. Sauf que cet accès préconisé par le C-32 n'assure pas une rémunération équitable aux créateurs de ces contenus. Or, c'est ainsi qu'ils gagnent leur vie ! Nos membres y perdent car l'utilisation de leurs oeuvres fait l'objet d'une quarantaine de nouvelles exceptions prévues par le projet de loi. Ainsi, par exemple, on peut lancer sur YouTube un mashup d'oeuvres protégées par le droit d'auteur à des fins non commerciales, alors que l'hébergeur en profite pour faire mousser ses revenus publicitaires.»

Daniel Lafrance, éditeur de musique et membre fondateur de la Coalition des ayants droit musicaux sur l'internet (CAMI) dont le projet est de proposer un modèle de monétisation de la musique numérisée, se mobilise aussi contre le projet C-32 «vu l'urgence».

«Avec le C-32, soulève-t-il, les ayants droit doivent eux-même identifier les contrevenants après quoi le fournisseur d'accès lui transmet un courriel d'avertissement. C'est donc à l'ayant droit de faire la preuve et de le poursuivre. Qui le fera ? C'est pourquoi nous croyons fermement que les fournisseurs d'accès doivent être responsabilisés financièrement, soit en rémunérant les créateurs avec une portion de leurs revenus. Par ailleurs, les droits de reproduction mécanique en radio et télé feraient l'objet d'exemption pour les enregistrements éphémères, ce qui empêcherait SODRAC de procéder. Des revenus annuels d'environ 50 millions sont clairement menacés. Parmi les autres exceptions du projet de loi, celle concernant l'utilisation de la musique à des fins d'éducation pourrait faire disparaître carrément la société de gestion COPIBEC, qui redistribue aussi des millions de dollars par année aux ayants droit. Et, bien sûr, le C-32 annonce la mort du régime de copie privée, dont les revenus annuels sont déjà passés de 30 millions à 15 millions.»

Les «vrais gagnants», les «vrais perdants»

Pour l'éditeur David Murphy,  président de l'Association des professionnels de l'édition musicale, « les vrais gagnants sont les grandes corporations de la fourniture d'accès internet et de la fabrication de matériel d'enregistrement numérique,  sans compter les plus puissants réseaux sociaux, diffuseurs traditionnels. Les vrais perdants sont les créateurs et les interprètes.  La consommation des ventes de CD a baissé de 50% depuis cinq ans, les revenus de copie privée ont chuté de près de 60%.

Notre société y perd au bout du compte: moins de revenus, moins de création, moins de diversité. »

Raymond Legault, président de l'Union des artistes (UDA), s'inquiète du sort des interprètes dans ce contexte.

«Le droit voisin du droit d'auteur a été reconnu en 1997 au terme d'une bataille de dix ans menée par feu Serge Turgeon. C'est sur ce droit où l'on intervient à l'UDA car nous défendons les interprètes, qui bénéficient également du régime de copie privée. Avec le C-32, tout ça s'effondre. Cet équilibre est carrément balayé du revers de la main. L'Union des artistes souhaitait que le projet touche l'audiovisuel, on n'en est même pas là ! Si le projet de loi passe comme tel qu'il est, on imagine que l'audiovisuel se retrouvera dans une position semblable à celle de l'audio telle que le prévoit le C-32. On scrappe tout et on retourne à l'âge des ténèbres.»