On se réjouit de voir les concerts reprendre, mais la saison sera maigre pour des centaines de musiciens pigistes. Moins de concerts, moins de musiciens sur scène. « Une saison de 14 000 $ », me glisse une amie, inquiète pour les jeunes musiciens qui s’installent, encore occupés à rembourser un instrument coûteux.

Ils ont étudié longtemps, beaucoup se sont perfectionnés à l’étranger, comme je l’ai fait à l’époque, après avoir reçu le prix du Conservatoire.

De retour, souvent endettés, ils commencent une carrière choisie avec amour, mais incertaine et si peu payante.

En ce moment, de plus en plus de musiciens accomplis se réorientent ou se dédoublent : une altiste vient de passer le Barreau, un violoniste se partage entre des études en psychologie et ses deux chaises d’orchestre, une autre a terminé une maîtrise et devient archiviste.

Des talents reconnus, au cœur de nos meilleures formations : Orchestre symphonique de Québec, I Musici de Montréal, Orchestre Métropolitain.

La pandémie semble accélérer des virages, alors que pour d’autres musiciens, elle vient valider un choix venu du plus profond de soi.

Julie Triquet, violon solo de l’orchestre de chambre I Musici, est une bête de scène : une chaleur et une fougue naturelles qui portent loin dans une grande salle. Pourtant, cet amour renouvelé pour son métier est venu… de la rue.

PHOTO FOURNIE PAR L’ENSEMBLE CAPRICE

Aboulaye Kone et Julie Triquet

Pendant plusieurs semaines, elle a offert de brefs concerts en duo, cognant aux portes de parfaits inconnus. Vous avez peut-être entendu parler de ces « mini-concerts santé », offerts gratuitement en milieux défavorisés, à Montréal d’abord, puis de plus en plus loin sur le territoire québécois et canadien. Il y en a eu environ 4000, et on évalue que 30 000 spectateurs ont été rejoints.

Julie Triquet a fait une quinzaine de sorties, de 16 h à 18 h 30, jouant sur des bouts de trottoir et terminant souvent la virée par un concert de ruelle improvisé.

Oui, on a parfois été rejetés, mais on a surtout vécu des moments extraordinaires : des gens émus qu’on leur adresse personnellement, de proche, un moment de musique.

Julie Triquet, violoniste

« Une femme débordée par ses rénovations, faisant une pause pour nous écouter, s’est effondrée en larmes : l’émotion des derniers mois prenait soudain le dessus, poursuit la musicienne. On a accès à ce qu’on ne sent pas dans une salle, et c’est pour ça que je fais de la musique, pour toucher des âmes, pas pour être parfaite sur une scène. »

PHOTO FOURNIE PAR L’ENSEMBLE CAPRICE

Le clarinettiste Mark Simons et le percussionniste Philip Hornsey sont allés à la rencontre d’amateurs de musique classique dans la rue cet été.

L’initiative, lancée par l’ensemble Caprice et financée par plusieurs fondations, a donné environ 1200 contrats à des musiciens québécois. Pas de PCU pour Julie Triquet. « On a pu garder le moral, grâce à ce contact avec la musique vivante, et garder la tête tout juste en dehors de l’eau, financièrement. »

Julie termine avec un constat presque surpris : « C’est pas vrai que les gens n’aiment pas la musique classique ! » Elle a formé un duo avec l’altiste Lambert Chan et un autre avec Aboulaye Kone au djembé, celui-ci, héritier de l’art des griots, répétant à la violoniste combien cette façon d’offrir la musique lui était naturelle.

Trois petites pièces, 10 minutes au total, mais de grands moments d’émotion, c’est aussi ce que le clarinettiste Mark Simons a vécu, en se promenant d’un perron à l’autre avec son ami percussionniste Philip Hornsey.

Né de parents musiciens, lui-même pigiste depuis une trentaine d’années, Mark ressent plus que jamais le désir de rencontrer le public autrement. Il a monté un voyage musical miniature : reel farci d’extraits de concertos classiques, suivi de musique folklorique bulgare, entre autres. « Jouer en regardant l’auditeur dans les yeux, tout près, sentir ses moindres réactions, répondre à ses questions, voir la curiosité des enfants, tout ça me donne envie de continuer à explorer. »

Si Julie Triquet a participé au concert Les dames du lac, donné sur une scène flottante par La Pietà d’Angèle Dubeau, Mark a adoré jouer avec le jeune quatuor à cordes Cobalt sur un voilier amarré près d’une jetée, mais aussi dans une ruelle du Plateau Mont-Royal : autant d’expériences où un public nouveau a soudain accès, de près, à des instruments qui vibrent.

Mais l’été est fini, les journées raccourcissent et les salles ne pourront accueillir que peu d’amateurs de musique; il faudra inventer de nouvelles formules pour qu’on croise la musique sur notre chemin.

Sans écran, sans fil électrique, sans connexion web : juste du bois, un peu de métal, beaucoup de talent et de cœur, offerts pour quelques minutes.

Regardez une vidéo de Julie Triquet