C’est une histoire vécue par beaucoup de musiciens : un programme monté un peu vite, à peine quelques répétitions, des musiciens qui ne jouent pas souvent ensemble. À la générale, tout flotte encore un peu, des petits problèmes de coordination surgissent. Personne ne joue faux, mais certains accords sonnent faux : la justesse collective, c’est une affaire mystérieuse.

On est nerveux, conscient que tout ça demeure fragile.

Quelques heures plus tard, les mêmes musiciens, dans d’autres vêtements, se retrouvent sur la même scène, mais cette fois la salle est pleine.

Et voilà la musique qui lève.

Le public, c’est le four qui fait le pain.

C’est le moule où la pâte prend sa forme, la chaleur qui la fait lever, en liant parfaitement les ingrédients.

La qualité de la concentration change, l’éveil aux partenaires de jeu devient total, le don de soi prend de l’ampleur. Devant témoins, une forme d’impudeur permet d’aller beaucoup plus loin dans l’intimité.

Si le programme monté un peu vite a soudain pris forme, imaginez combien les grands solistes et les groupes bien établis peuvent pousser leur art toujours plus loin grâce au public.

À ce sujet, Charles Richard-Hamelin, un de nos grands pianistes, entame la conversation en se disant jaloux… des humoristes !

« Ils sont bien chanceux ! Quarante dates de rodage avant une première officielle, alors qu’il m’arrive de jouer un nouveau concerto avec un grand orchestre, dans une salle importante, en l’ayant joué une seule fois auparavant. » Oui, le public contribue à former une interprétation. « C’est seulement à ce contact que certains dosages se font. Parfois, un compositeur demande une nuance extrêmement douce ; c’est beau dans mon salon, mais ça devient irréaliste dans une salle pleine. Je sens alors que je dois projeter la musique différemment, la porter jusqu’à ceux qui écoutent. »

C’est ce qu’il réussit parfaitement en commençant cet impromptu de Chopin, devant une salle pleine à Varsovie.

La qualité de cette écoute est palpable, selon lui : « Dans les passages très intimes, je perçois la qualité du silence, je module un climax émotionnel en réaction, mais je sens aussi la distraction si mon jeu est juste un peu moins convaincant. »

Un entre-deux

Charles évoque le défi actuel de bien des musiciens classiques : le concert numérique sans public, en direct ou pas, devient un genre d’entre-deux pas évident. « On n’est pas dans l’intimité du studio d’enregistrement où l’on cherche, avec plusieurs prises, la perfection du moindre petit détail, et on n’a pas non plus l’énergie venant du public. »

Il envie l’abandon total que certains musiciens ont, peu importe le contexte, me donnant en exemple une vidéo récente de la pianiste Martha Argerich qui, à 79 ans, joue la troisième sonate de Chopin dans une salle vide : absolument magistral, en effet.

Mais Charles souligne le flottement, la légère tristesse qui suit la fin de la performance, comme si la grande Martha se demandait soudain pour qui elle vient de jouer.

> Voyez la performance en entier : https://www.youtube.com/watch?v=2wPOUbjb8nw

Tout en trouvant l’exercice exigeant, il a lui-même tout donné dans un récital produit par le Festival de Lanaudière et capté, sans public, au Musée d’art de Joliette cet été.

C’est dire combien les musiciens ont hâte de nous revoir dans leurs salles.

Nous serons beaucoup moins nombreux. Plusieurs seront absents par choix : préférant ne courir aucun risque, ils continueront d’écouter leur musique autrement. L’offre est immense, la qualité aussi.

D’autres voudront y être, mais n’auront pas de place : la distanciation va décimer le nombre de billets disponibles.

Le pari, c’est que ceux qui y seront s’en souviendront longtemps. On est en manque d’expériences collectives significatives, en voilà une de grande valeur : le privilège de savoir que notre présence a un sens pour les musiciens, qu’elle est un ingrédient actif de leur performance.

Charles Richard-Hamelin en concert

Il a vécu les cinq premiers mois de pandémie comme une période de ressourcement forcé. Pour l’instant, ses engagements européens de 2021 sont maintenus. Comme plusieurs de nos meilleurs solistes immobilisés ici, il est sollicité par de nombreux organismes locaux, ce qui lui fait grand plaisir. Il admet cependant, si on pose la question, que les cachets sont à la baisse, effet direct de la distanciation en salle qui frappe durement le milieu. Autre phénomène : alors que certains concerts se planifient normalement un ou deux ans à l’avance, les décisions se prennent actuellement très à la dernière minute, pour rester en phase avec la situation sanitaire.

Charles donnera prochainement, devant public, un concert de musique de chambre présenté par la Sinfonia de Lanaudière à l’église de l’Assomption, le 6 septembre à 15 h, puis le 4e concerto de Beethoven, avec l’OSM dirigé par Bernard Labadie, le 12 septembre. À la fin du mois, on le retrouvera à l’affiche de l’ouverture de la saison des Violons du Roy, dont la programmation sera annoncée sous peu.