Un matin de tempête de neige, je suis récemment entrée au Centre des musiciens du monde sans m’annoncer. Pendant que je rattrapais de peine et de misère la porte d’entrée, un coup de vent a aspiré la porte suivante. Le claquement a résonné, sans que personne s’affole à l’intérieur. Seule, j’ai d’abord jeté un coup d’œil à la grande salle de musique vide et calme, à gauche de l’entrée. J’ai eu l’impression de pénétrer dans un instrument de musique, tant le bois semblait imprégné de bonnes vibrations.

Depuis juin 2017, cette salle accueille des concerts intimes et des classes de groupe, dont une chorale balkanique et une autre arabo-andalouse, adoptées par une population aux origines et aux âges variés. Ils convergent, souvent de quartiers éloignés, vers cet ancien presbytère chaleureux du Plateau Mont-Royal.

Je venais d’écrire sur les pièges de l’écriture musicale, et j’ai eu envie de m’intéresser à un milieu où la transmission orale domine.

« Ici, tout le monde apprend par imitation et à l’oreille », confirme Frédéric Léotar, directeur du Centre, qui m’accueille gentiment, malgré les circonstances.

Arrivé de France en 2000 pour terminer un doctorat en ethnomusicologie, Frédéric est un spécialiste de la musique des steppes de Sibérie. D’ailleurs, dès vendredi, Mongun-ool Ondar, un grand maître du chant diphonique touva, dirigera un stage ouvert à tous (le concert est déjà complet).

Cette technique vocale étonnante, qui joue sur les harmoniques naturellement présentes dans la voix, les filtrant pour en tirer une trame sonore, s’inspire de sons de la nature : sifflement du vent, roulement de galets, écho de la montagne. Il s’agit d’une pratique de berger qui peut s’actualiser ici et maintenant, si l’oreille s’inspire de sons ambiants.

De la même façon, le maître s’adaptera aux élèves qu’il aura devant lui : jeune universitaire ou chanteur amateur, débutant ou avancé, ce genre de pratique est par définition non discriminante.

C’est cette approche ouverte et généreuse qui domine au Centre des musiciens du monde.

PHOTO VINCENT ROY, FOURNIE PAR LE CENTRE DES MUSICIENS DU MONDE

Frédéric Léotar, directeur du Centre des musiciens du monde

Depuis longtemps, je cherchais à faire sortir ces savoirs de l’université, du milieu des colloques pointus : il y a là un patrimoine à partager, à transmettre. Puis j’ai échangé avec Kiya Tabassian, qui souhaitait de son côté créer un centre où se côtoieraient les musiciens de toutes origines.

Frédéric Léotar, directeur du Centre des musiciens du monde

Kiya, musicien raffiné de culture perse (né en Iran) et fondateur de l’ensemble Constantinople, partage depuis le début la direction du Centre avec Frédéric.

Constantinople promène de l’Europe à Hong Kong, en passant par Dakar et le Mexique, des projets où le métissage musical est à l’honneur. Je me tourne vers son collègue docteur en ethnomusicologie pour savoir comment se fait l’arbitrage entre la préservation des pratiques pures et l’expérience des rencontres. « Ce sont les musiciens qu’on invite en résidence qui décident. Certains veulent préserver, approfondir leur propre patrimoine et d’autres aspirent à l’exploration. Même les pratiques dites pures sont en évolution : le grand-père de Zal Sissokho, par exemple, n’aurait jamais accepté de jouer avec une femme ni quelque forme de métissage que ce soit. »

Or, tout récemment, le Centre lançait, en collaboration avec Analekta, un disque qui réunit le célèbre joueur de kora et la guitariste flamenca Caroline Planté.

Un deuxième album de cette nouvelle collection met en vedette la musicienne d’origine turque Didem Basar, virtuose du kanoun, s’alliant à des musiciens de tradition occidentale.

Parlant de kanoun et de kora, Frédéric Léotar, en me faisant visiter le Centre, ouvre un tout petit local pour me montrer leur précieuse collection : six koras et deux kanouns, en plus d’une douzaine de ouds (luth arabe) et d’un daf, beau tambour iranien.

PHOTO VINCENT ROY, FOURNIE PAR LE CENTRE DES MUSICIENS DU MONDE

Un kanoun turc

Des dizaines d’élèves peuvent donc aborder ces musiques avec un véritable instrument entre les mains. Et on atteint un niveau satisfaisant en combien de temps ? Frédéric Léotar est catégorique : « Dès le début ! C’est la grande beauté des traditions du monde. Que ce soit avec les adultes ou les enfants, on privilégie la découverte, le jeu, la construction de phrases simples, par imitation. On théorise le moins possible : c’est la pratique qui importe. Les parents sont surpris au terme des deux semaines de notre camp de jour : les enfants jouent d’un instrument, chantent et dansent. Ils sont dans l’action, le plaisir n’attend pas la virtuosité. »

Alors, n’attendez pas une tempête de neige pour fréquenter le Centre des musiciens du monde.