(PHILADELPHIE) Yannick Nézet-Séguin a un super pouvoir. Un pouvoir d’émulation. Il croit en ses musiciens davantage que certains d’entre eux ne croient en eux-mêmes. Avec pour résultat qu’ils s’élèvent au degré d’ambition de leur chef, qui est peut-être sans limites. C’est ainsi que l’Orchestre Métropolitain (OM) s’est hissé au plus haut niveau, dans la dernière semaine, au cours des quatre concerts de sa première tournée américaine.

Dimanche, dans la salle de concert boisée en forme de violoncelle du Kimmel Center (conçue par la même firme que la Maison symphonique de Montréal), l’OM a interprété avec confiance, aplomb et fluidité la Quatrième de Bruckner, la plus connue de ses « symphonies à Dieu ». Faisant corps avec cette œuvre réputée difficile, se l’appropriant pour ainsi dire, sans le moindre complexe devant l’ampleur de la tâche et du contexte : se produire dans la salle d’un orchestre du « Big Five » américain, fondé en 1900.

Certains musiciens de la tournée étaient présents lors de la fondation de l’OM, en 1981. Ils ont joué devant des salles à moitié vides. Ils ont joué sans savoir s’ils seraient payés. Et lorsque Yannick Nézet-Séguin a pris les rênes de l’orchestre, au tournant du siècle, leur avenir était loin d’être assuré. 

Les voilà 20 ans plus tard à jouer dans certaines des plus grandes salles d’Europe et d’Amérique.

Pendant l’acoustique, dernière répétition avant le concert d’hier à Philadelphie, le chef a raconté comment Lise Beauchamp, hautbois solo qui est à l’OM depuis 25 ans, lui a avoué qu’après l’état de grâce du concert de vendredi à Carnegie Hall, elle pouvait désormais mourir en paix. « Pas tout de suite ! » a dit le maestro en riant, répétant l’anecdote aux autres musiciens.

« Ai-je besoin de vous dire comment le concert de Carnegie Hall était incroyable ? C’était malade ! Faisons de ce dernier concert encore plus un pinacle ! » a ajouté Nézet-Séguin, en terrain connu dans une salle dont il sait les moindres qualités et défauts acoustiques. Le chef y a dirigé son premier concert avec l’Orchestre de Philadelphie, dont il est le directeur musical depuis 2012, en 2008.

Observer Yannick Nézet-Séguin en répétition, c’est le voir à la fois rigoler et être très précis avec son orchestre. Une main de fer dans un gant de velours. C’est le voir descendre du podium et se promener dans la salle pour écouter les réverbérations du son. C’est l’entendre dire « Des fois, j’ai peur un peu », puis enchaîner avec le reste d’une ritournelle bien connue de la génération Passe-Partout.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Yannick Nézet-Séguin a un super pouvoir. Un pouvoir d’émulation. Il croit en ses musiciens davantage que certains d’entre eux ne croient en eux-mêmes.

Nézet-Séguin, qui est un habitué des tournées avec l’Orchestre de Philadelphie, mais aussi avec les orchestres philharmoniques de Londres, Vienne ou encore Berlin, avoue avoir longtemps détesté ce genre de répétitions. « Je trouvais ça fatigant de devoir être ‟Yannick” pendant une heure de plus, c’est-à-dire énergique, efficace, à l’écoute, encourageant, psychologue, disait-il hier en entrevue. Je détestais ça. Mais aujourd’hui, en particulier avec l’OM, avec des musiciens que je connais si bien et en qui j’ai confiance, j’adore ça. On peut échanger, on peut prévoir les choses. »

Le voir en répétition, c’est, je crois, avoir un aperçu de son essence. Communier avec son envie de rendre la grande musique, même la plus exigeante, accessible. En la libérant de ses vieux carcans.

C’était l’esprit du mot d’accueil qu’il a réservé, en direct, aux spectateurs du Kimmel Center dimanche après-midi, en leur enjoignant d’éteindre leurs téléphones cellulaires. Consigne qu’il a eu de la difficulté à traduire spontanément en français, suscitant un fou rire contagieux. « Mes chats vivent à Montréal, mais je me considère aussi un Philadelphien ! » a-t-il déclaré au terme du concert.

Nézet-Séguin est un communicateur né. Il a beau être le seul membre de sa famille à ne pas s’être consacré à l’enseignement, il a hérité de son père — l’un des bâtisseurs de l’UQAM, que j’ai rencontré après le concert — le sens de la pédagogie. C’est un mentor au jugement très sûr, en qui les musiciens ont une confiance absolue. Un artiste à la fois méticuleux et exubérant, qui portait hier avant le concert un chandail à capuche multicolore, qui fait passer le coton ouaté de Catherine Dorion pour ultra-conventionnel.

Il régnait d’ailleurs hier midi une ambiance bon enfant qui tranchait avec le stress de Carnegie Hall. Nézet-Séguin lui-même a détendu l’atmosphère en faisant remarquer que son podium presque neuf portait déjà les marques rouges des semelles de ses souliers Louboutin. « Mais j’ai un nouveau lutrin !

– Depuis quand tu as besoin d’un lutrin ? lui a demandé un musicien.

– Est bonne ! »

On pourrait croire, tellement cela lui vient naturellement, que Nézet-Séguin dirige à l’instinct. Il se fie certainement à son intuition. Mais c’est surtout un perfectionniste, qui se laisse porter par l’émotion de la musique. Ses musiciens parlent volontiers de « son » Bruckner, en référence à la Symphonie no 4 que l’OM a interprétée en tournée. Lui, le Brucknérien, parlerait sans doute de « leur » Quatrième de Bruckner, subtile et raffinée.

« Ce qu’il faut retenir de Carnegie Hall, c’est la liberté que nous avions tous. Je ne me suis jamais senti aussi libre avec vous », a-t-il dit à ses musiciens en répétition. « C’est comme si vous ne jouiez que d’un seul et unique instrument », a renchéri la mezzo-soprano Joyce DiDonato, qui en a entendu d’autres. « Tu fais désormais partie de notre famille », lui a répondu le maestro, ému.

Je me répète, mais l’esprit de famille qui se dégage de l’Orchestre Métropolitain est trop authentique pour être feint. 

Plusieurs musiciens se connaissent depuis longtemps. Certains ont été les élèves d’autres, toujours dans l’orchestre. Il y a des musiciens d’à peine 20 ans, d’autres qui sont dans la soixantaine.

Julien Bélanger est, depuis qu’il a 19 ans, le timbalier de l’Orchestre Métropolitain. Le percussionniste de 23 ans étudie en parallèle, depuis trois ans, à la prestigieuse Curtis Institute of Music de Philadelphie, où Yannick Nézet-Séguin fait figure de mentor.

« J’étais en deuxième année de bac au Conservatoire à Montréal et on m’a dit qu’il était important de faire des auditions, pour se faire la main et éventuellement être prêt », m’a-t-il expliqué. Tout l’été, il s’est consacré tout entier à son instrument, si bien qu’il est arrivé aux auditions de l’OM fin prêt. À la faveur d’auditions à l’aveugle, derrière un écran, ce grand garçon sympathique a obtenu le seul poste de timbalier de l’OM.

« Tout le monde était surpris, moi le premier ! Je ne m’attendais pas du tout à ça », dit-il. Depuis, grâce au soutien de Nézet-Séguin, il a intégré l’école Curtis, où son professeur est le timbalier de l’Orchestre de Philadelphie. Et il fait l’aller-retour entre la Pennsylvanie et le Québec, tous les mois, afin de participer aux répétitions et concerts de l’Orchestre Métropolitain. « C’est intense ! » admet-il, d’autant plus qu’au moment d’être recruté par l’OM et de partir étudier à Philadelphie, il habitait toujours chez ses parents à Montréal.

Cette tournée américaine, les musiciens de l’OM ne sont pas près de l’oublier. Vendredi après-midi, avant le concert de Carnegie Hall, Julien Oberson, jeune violoniste surnuméraire de 26 ans, a été demandé en mariage en plein cœur de Central Park. « Tu as dit oui ? » lui a demandé Yannick Nézet-Séguin, pendant la répétition. Il a souri et une partie de l’orchestre a aussitôt entonné la Marche nuptiale de Wagner.

Avant leur première tournée européenne, les musiciens de l’OM ne savaient pas ce qu’ils valaient collectivement, m’ont confié certains d’entre eux au cocktail qui a suivi la représentation, hier. La tournée américaine leur a confirmé que les ambitions de leur chef n’étaient pas démesurées. « Cette tournée a encore une fois dépassé mes attentes, a dit en entrevue le maestro, qui retourne dès aujourd’hui à New York, préparer Woyzeck pour le Met. Dès le début de la tournée, on était à un niveau supérieur à il y a deux ans, à la fin de la tournée européenne. »

Cet orchestre, principalement composé de Québécois — et de femmes — (« c’est notre ADN »), a gagné à la fois en assurance et en humilité pendant cette tournée, selon son chef. On oserait même dire qu’il n’a rien à envier aux plus grands.