L'Orchestre symphonique de Montréal lancera ce soir sa nouvelle saison en présentant Chaakapesh, le périple du fripon, un opéra de chambre inspiré d'une légende autochtone et créé main dans la main avec des artistes des Premières Nations. Genèse d'un projet né sous le signe de la réconciliation qui rayonnera prochainement dans le Grand Nord québécois.

Depuis près d'un an, l'Orchestre symphonique de Montréal (OSM) s'affaire à mettre sur pied Chaakapesh, un opéra de chambre inspiré d'une légende de la mythologie autochtone avec lequel il partira ensuite en tournée un peu partout dans le Nunavik et le Nord-du-Québec. Entièrement chantée en cri par Geoffroy Salvas (baryton) et Owen McCausland (ténor), cette création - dont la partition est signée Matthew Ricketts d'après un livret de Tomson Highway - met également en vedette Florent Vollant, Akinisie Sivuarapik et Ernest Webb à la narration, respectivement en innu, en inuktitut et en cri.

«C'est plus qu'une performance pour nous, c'est un effort de rassembler les êtres humains ensemble pour partager quelque chose en commun», lance le maestro Kent Nagano en entrevue avec La Presse entre deux répétitions à la Maison symphonique.

Dix ans après son premier voyage au Nunavik pour interpréter l'Histoire du soldat de Stravinski en inuktitut, le chef d'orchestre se réjouit ouvertement de reprendre la route pour le Grand Nord. Il considère en effet que l'OSM se doit d'être un ambassadeur de l'art canadien et québécois partout où il le pourra. 

«La meilleure façon de communiquer au-delà des langues et des frontières est la musique.»

«Depuis ma première saison à l'OSM, j'ai toujours regardé la carte en me disant qu'on devait faire l'effort d'aller dans cet immense territoire au nord du Québec. On va régulièrement dans d'autres villes et nous retournons dans le Grand Nord après 10 ans seulement pour des raisons purement pratiques [météo, transport, etc.]», note le maestro.

Kent Nagano est pourtant conscient qu'une décennie plus tard, il doit composer avec un contexte bien différent, surtout après la controverse entourant Kanata de Robert Lepage. «Il y a une sensibilité importante face au rapprochement et au fait d'aborder certains thèmes. Dans ce contexte, il est encore plus important d'amener la musique comme une partie du dialogue. On ne veut pas imposer notre culture sur une autre, mais bien bénéficier de la richesse d'un échange des cultures», précise-t-il.

«Avec tout ce qui se dit sur la réconciliation, l'importance du partage et de la rencontre entre les cultures, on ne pouvait pas juste aller avec du Mozart et du Beethoven dans le Grand Nord. Il n'y aurait pas eu de partage. On a donc créé une nouvelle pièce avec des collaborateurs provenant de ces communautés, une création qui permettrait de tisser des liens entre nous», explique pour sa part le chargé de projet Marc Wieser.

Faire communier des cultures

C'est à l'auteur cri Tomson Highway que la mission d'écrire le livret de cet opéra a été confiée et au compositeur canadien Matthew Ricketts d'en composer la musique.

«La majorité de mon travail est basée sur la mythologie autochtone. Chaakapesh est un personnage central de ma philosophie et de mon oeuvre. C'est le cadeau que Dieu a donné aux humains pour leur enseigner la raison sur la planète. Chez les chrétiens, ce serait Jésus-Christ», explique l'auteur. 

«Dans le mythe de Chaakapesh, on est sur terre pour rire et vivre en harmonie avec la terre.»

Alors que Dieu voit les Européens massacrer et exterminer les Premières Nations de Terre-Neuve, il cherche désespérément l'aide de Chaakapesh, la personne la plus drôle de la planète, pour l'envoyer sur l'île. 

«Le rire est plus intelligent que le meurtre. Chaakapesh ne veut pas le faire, c'est un personnage très peureux. Mais Dieu envoie une baleine pour l'avaler. Pendant qu'il se trouve dans son ventre, ils ont un débat sur le meurtre, la haine et l'amour. Chaakapesh gagne le débat et la baleine doit le recracher. Il se retrouve sur l'île de Terre-Neuve et n'a d'autre choix que de confronter les gens et de les faire rire», précise Tomson Highway. Fasciné par la mythologie universelle, l'auteur a ainsi décidé de s'inspirer de l'histoire de Jonas et la baleine, qu'on retrouve dans la Bible, pour ficeler son conte tragicomique.

Traduit en cinq langues, l'opéra comporte également une portion mettant en scène des artistes autochtones. «On a eu l'idée de créer une performance à l'intérieur de la performance. Dans l'histoire, il y a un moment où Chaakapesh se cache sur un bateau. Alors que les matelots se retrouvent sur le pont, on incorpore un artiste de chaque communauté visitée lors de la tournée pour de la danse, de la musique ou du chant», explique le chef de projet Marc Wieser. Le baryton Geoffroy Salvas et le ténor Owen McCausland devront pour leur part chanter cet opéra exclusivement en cri. Ils ont pu compter sur l'aide de Tomson Highway pour travailler leur prononciation et leur accent.

«Les narrateurs sont autochtones et les chanteurs sont blancs. Je trouve exceptionnelle la manière dont ils chantent ma langue maternelle.»

«Après de longues discussions, on a trouvé qu'il était important de ne pas inclure certains artistes juste pour le fait de les inclure. C'est un opéra contemporain qui demande une certaine expérience et toutes les décisions qui ont été prises l'ont été au nom de l'excellence», justifie Marc Wieser.

Narrateur et traducteur en innu de Chaakapesh, Florent Vollant se réjouit d'un tel mélange des cultures. «Un opéra en langue autochtone est une première, surtout avec un récit d'origine autochtone qui est millénaire. On n'a jamais vu ça ! Pour une fois, on s'approprie quelque chose de bien!», lance-t-il en riant.

Déjouer l'appropriation culturelle

L'OSM tente depuis le jour 1 de l'aventure de Chaakapesh de déjouer les pièges de l'appropriation culturelle. Que ce soit en créant main dans la main avec des artistes des Premières Nations ou en faisant appel à des consultants, l'OSM a tendu l'oreille tout au long du processus pour rester à l'écoute de tous. 

«On avait entendu une femme chanter avec un tambour inuit et le compositeur Matthew Ricketts aimait beaucoup le son de cet instrument. Il a voulu l'incorporer dans l'orchestre. On a consulté nos collaborateurs et ils nous ont indiqué qu'un Inuit devrait être embauché pour en jouer. Ce qui était impossible selon les règlements de l'orchestre. Alors on a ajouté une petite partie dans l'opéra où Akinisie Sivuarapik va en jouer et faire des chants de gorge», estime Marc Wieser.

«C'est subtil, mais c'est là la distinction entre l'appropriation culturelle et le partage. Le partage passe par la consultation, l'humilité, l'écoute et la générosité.»

Honoré de collaborer avec le maestro Nagano, l'auteur Tomson Highway a une vision bien différente des choses. «Le mot "réconciliation" ne m'est jamais venu à l'esprit. Tout est une question d'excellence. C'est l'art et la qualité avant tout. Le reste m'est égal. Je suis tellement occupé avec mon travail que je n'ai aucun temps ou énergie pour critiquer les autres et leur dire ce qu'ils devraient faire et comment le faire. Je n'aime pas que quelqu'un me dise comment écrire mes histoires», lance-t-il.

«Ce que je ressens à travers ce projet, ce n'est pas la réconciliation. On ne m'en a même jamais parlé. On ne m'a pas dit : on va se réconcilier, viens faire la narration! Je respecte l'idée que le maestro Nagano désire aller dans les communautés», précise quant à lui Florent Vollant. Le chanteur innu éprouve néanmoins un certain agacement face au concept d'appropriation culturelle.

«Ça existe depuis Walt Disney et John Wayne comme concept. Mais il y a des choses irréparables au niveau du cinéma, de l'histoire et de la musique. C'est dommage et dommageable. Ce ne sont pas ceux qui racontent notre histoire qui vont être dans le trouble. C'est moi, ma famille, mes enfants. On va devenir des préjugés», note le narrateur de Chaakapesh. «Ce n'est pas censé être gagnant, les autochtones. Les pauvres Indiens, j'en ai jusque-là ! Et tout ce qui se fait dernièrement, ça traite de ça. Donnez-nous un autre rôle que celui-là», exhorte Florent Vollant.

«Nous sommes un orchestre. On ne peut changer l'histoire ou les lois. Mais nous pouvons amener des artistes de traditions différentes à collaborer, visiter des communautés pour leur offrir un opéra et leur demander de nous offrir leur collaboration. On peut faciliter ces moments de partage», conclut le chef de projet de l'OSM.

Le grand concert d'ouverture de la 85e saison de l'OSM se tiendra ce soir puis samedi à la Maison symphonique. L'opéra Chaakapesh précédera la présentation du Sacre du printemps et du Boléro de Ravel. L'OSM partira ensuite en tournée au Nunavik et dans le Nord-du-Québec du 9 au 19 septembre. Chaakapesh est soutenu par le programme Nouveau chapitre du Conseil des arts du Canada, qui vise à encourager les initiatives liées notamment aux communautés métisses et des Premières Nations.

Photo Hugo-Sébastien Aubert, La Presse

Le maestro Kent Nagano