Invitée à donner un récital dans le contexte de la Virée classique mise en oeuvre par l'Orchestre symphonique de Montréal (OSM), l'altiste virtuose Marina Thibeault évolue dans un cadre apparemment prévisible, traditionnel, pour ne pas dire conservateur. Or, il faut observer de plus près sa trajectoire, ses réalisations et ses projets pour constater le progressisme de sa vision.

Commençons par son choix de l'alto qui longtemps fut relégué à l'arrière-plan, derrière les premiers et seconds violons.

«Nous sommes à l'âge d'or de l'alto», affirme d'emblée la musicienne rencontrée plus tôt cette semaine.

«Longtemps, rappelle la musicienne, l'alto fut un instrument d'accompagnement. Désormais, il est aussi un instrument de soliste. Pourquoi donc? Plus on trouve de bons altistes, plus les compositeurs s'y intéressent et plus ils écrivent pour eux.»

Elle cite de grands altistes ayant modifié le cours de l'histoire moderne : William Primrose avait inspiré Bartók pour une de ses dernières oeuvres avant sa mort. Par son jeu, Tabea Zimmermann avait séduit Ligeti, après quoi ce dernier avait composé sa Sonate pour alto solo. Kim Kashkashian est devenue une «ambassadrice» de la musique de Kurtág. Et ainsi de suite, surtout chez les compositeurs issus de l'Europe de l'Est.

«Sensibles à ces folklores où l'alto est un instrument joué dans tous les contextes, les compositeurs de là-bas s'y sont davantage intéressés. L'émergence de l'alto en tant qu'instrument solo résulte donc d'un mélange de racines et de séduction renouvelée.»

Elle rappelle en outre que l'alto originel (époque baroque) était plus gros et plus difficile à manier, d'où sa très lente émergence en tant qu'instrument soliste.

«Cela explique l'écriture de partitions moins complexes pour l'instrument, jusqu'à l'époque moderne. Aujourd'hui, d'ailleurs, plusieurs altistes de haut niveau préfèrent jouer avec des instruments récents, construits différemment, mais conservant le même timbre et la même rondeur que ceux, plus anciens, des grands luthiers italiens.»

Originaire de Charlevoix (le père de Baie-Saint-Paul et la mère des Éboulements), la musicienne se destinait à une carrière de violoniste lorsque, alors qu'elle avait de 15 ans, ce fut le coup de coeur: «J'étais au Domaine Forget, j'avais entendu l'Italien Bruno Giuranna, un des premiers grands solistes de l'alto qui joue encore aussi bien aujourd'hui. Il est un grand pédagogue ayant su se maintenir en grande forme malgré son âge avancé.»

Marina Thibeault connaît les enjeux d'une excellente forme physique: elle accouchera d'un deuxième enfant dans quelques semaines et compte reprendre le travail en novembre! Bourreau de travail? «Il est préférable de reprendre plus vite, mais progressivement, que cesser de jouer sur une période prolongée. Un interprète classique, c'est comme un athlète qui ne peut perdre la forme.»

Formée au Curtis Institute de Philadelphie, elle a pu bénéficier des enseignements de feu le grand altiste Michael Tree, membre du légendaire quatuor Guarneri. 

«Il était doux, mais ne laissait rien passer. Il travaillait beaucoup sur le phrasé, et me donnait tous les outils nécessaires pour devenir mon propre professeur »

De retour au Québec, Marina Thibeault a fait une maîtrise en interprétation pour ensuite faire des études de doctorat à l'Université McGill. Elle s'applique à terminer ce troisième cycle universitaire, en plus d'enseigner et de poursuivre une intense carrière de concertiste et chambriste - trio Saint-Laurent et quatuor Ahuntsic.

Star consacrée de la musique classique, elle a été nommée Révélation Radio-Canada pour la saison 2016-2017; elle avait reçu précédemment le prix de la Fondation Sylva Gelber en 2016 et remporté en 2015 le premier prix dans la catégorie des cordes du Concours Prix d'Europe.

Début 2017, elle lançait l'album Toquade sous étiquette Atma Classique, et un second opus est prévu chez Atma le 8 mars 2019, Journée internationale des femmes. On aura deviné que cet enregistrement sera entièrement consacré à des oeuvres composées par des femmes, aussi le thème central de sa recherche au doctorat.

Pour ce récital donné dans le cadre de la Virée classique, d'ailleurs, elle compte mettre en relief une oeuvre de l'altiste et compositrice britannique Rebecca Clarke (1886-1979), en l'occurrence une des premières musiciennes professionnelles du milieu classique.

«Dans le cadre d'un concours de composition tenu en 1919, rappelle-t-elle, Clarke avait terminé deuxième derrière le compositeur suisse Ernest Bloch. Organisatrice du concours, sa propre mécène (Elizabeth Sprague Coolidge) craignait d'être accusée de conflit d'intérêts et l'avait reléguée au second rang. Les observateurs sexistes de l'époque croyaient d'ailleurs que Maurice Ravel était le compositeur fantôme de son oeuvre, vu ses affinités harmoniques avec la musique impressionniste. Aujourd'hui, toutefois, cette oeuvre de Rebecca Clarke est beaucoup plus jouée que celle de Bloch! Mais... elle avait abandonné sa carrière dans la cinquantaine, après avoir vécu une trajectoire très difficile en tant que femme.»

Beaucoup de progrès

Un siècle plus tard, où en sont les musiciennes classiques? Marina Thibeault en a long à dire sur le sujet!

«Évidemment, estime-t-elle, il y a eu beaucoup de progrès. Par exemple, je me considère chanceuse de pouvoir jouer à trois semaines de mon accouchement; les diffuseurs sont beaucoup plus ouverts à ma condition qu'ils ne l'auraient été autrefois. Les interprètes ont fait du chemin, mais c'est loin d'être parfait du côté de la direction d'orchestre et de la composition: en Amérique du Nord, par exemple, moins de 3 % des oeuvres jouées en concert sont composées par des femmes.»

Qu'à cela ne tienne, la réplique de Marina Thibeault est prévue samedi et... le 8 mars prochain.

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À la salle Claude-Léveillée, samedi, 17 h 15. Marina Thibeault, alto, et Marie-Ève Scarfone, piano, interpréteront Märchenbilder, pour alto et piano, op. 113, de Schumann, et la Sonate pour alto et piano, de Rebecca Clarke.

À la Grande-Place du Complexe Desjardins, vendredi, 18 h 30, elle fera partie de l'Ensemble de la Virée pour le Concert Piazzolla.

photo fournie par Atma Classique

Toquade