L'Orchestre symphonique de Laval rend hommage au pianiste Glenn Gould (1932-1982). Encore et toujours Glenn Gould? Absolument. Car au-delà de ses enregistrements mythiques des Variations Goldberg, le supravirtuose canadien a laissé une empreinte indélébile dans l'imaginaire classique. Les musiciens associés à ce programme nous en fournissent des explications claires et inspirées.

Au programme de cet hommage mis de l'avant par le Toronto Symphony Orchestra (TSO) et adapté par l'Orchestre symphonique de Laval sous la direction d'Alain Trudel, le plat de résistance sera le Concerto pour piano no 1, op. 15, de Johannes Brahms, interprété par le pianiste Charles Richard-Hamelin.

Ce concerto de Brahms avait fait l'objet d'une controverse lorsque Gould l'avait interprété en avril 1962 avec le New York Philharmonic, sous la direction du maestro et compositeur Leonard Bernstein, autre figure marquante du siècle précédent. Ce dernier avait présenté Glenn Gould en soulignant son désaccord respectueux avec la vision du soliste.

Quelle était la nature de ce différend?

«Glenn Gould avait choisi une interprétation plus lente, avec une pulsation uniforme, raconte Charles Richard-Hamelin. À mon sens, cette pièce suggère une pulsation plus souple et plus variée, les idées sous-tendues à cette oeuvre mènent à en faire bouger le tempo, en toute fluidité. L'approche de Gould, elle, était très carrée. Même les trilles étaient mesurés, symétriques. En 1962, on a trouvé très étrange cette interprétation de Gould, alors qu'aujourd'hui, elle choque beaucoup moins. On a depuis écouté d'autres versions ralenties de ce Concerto. Pourquoi donc ralentir? Certains solistes veulent mettre l'accent sur le côté luxuriant de l'oeuvre, en savourer les phrases.»

On a deviné que Charles Richard-Hamelin n'adhère pas au concept: «Ça reste marginal comme proposition; ce Concerto no 1 de Brahms par Gould demeure pour moi une curiosité historique. Encore aujourd'hui, on joue généralement l'oeuvre avec plus de souplesse, avec des variations de tempo à travers les [trois] mouvements.»

«Je préfère une interprétation plus impliquée émotionnellement, qui suit le cours "naturel" de cette musique, qui en souligne la dimension dramatique et théâtrale.»

Dans cette optique, le soliste québécois préfère de loin les exécutions du pianiste Leon Fleisher avec le Cleveland Orchestra sous la direction de George Szell. «Ça m'a beaucoup inspiré ; je ne suis pas d'accord avec toutes les décisions prises dans cette interprétation, mais j'aime cette collaboration entre chef et soliste qui partagent une même vision. Je crois personnellement qu'un tel choc des ego entre Bernstein et Gould n'avait pas vraiment sa place. Monter sur scène avec un chef qui exprime son désaccord avec le pianiste avant de commencer, ce n'est pas un contexte agréable!»

Gould, pour le jeu et l'art du studio

Quoi qu'il en soit, Charles Richard-Hamelin demeure un grand admirateur du pianiste canadien.

«Je le suis pour l'inspiration, la clarté et la beauté de son jeu. Glenn Gould pouvait compter sur une des techniques les plus impressionnantes jamais enregistrées. Le contrepoint était toujours très clair, la force de chacun de ses doigts était remarquable; c'est comme s'il n'avait que des index! Pas de doigt faible, pas de doigt lourd, jamais de faux accent.»

«Ses versions jugées étranges n'étaient certainement pas accidentelles; sa virtuosité extraordinaire lui permettait de réaliser exactement ce qu'il voulait accomplir.»

Glenn Gould est une figure mythique du piano classique, notamment parce qu'il s'est retiré de la scène en 1964 pour se consacrer exclusivement au travail en studio et à la diffusion de son art par le disque, la radio ou la télévision. À ce titre, Charles Richard-Hamelin est loin de désapprouver la démarche.

«Son héritage se trouve surtout dans ses enregistrements dont il a révolutionné la pratique pour un musicien classique. Il fut l'un des premiers musiciens classiques à utiliser la forme de l'enregistrement afin de servir l'art. Avant Gould, on conservait la prise de son avec des corrections sur les petites fautes, alors que lui cherchait la version ultime de l'oeuvre en travaillant sur plusieurs prises... comme c'est aujourd'hui pratique courante. Les gens seraient surpris de savoir à quel point les retouches en musique classique existent autant que dans la pop. Encore là, c'est au service de l'art.»

C'est pourquoi Charles Richard-Hamelin rend hommage à Glenn Gould sans hésitation aucune.

«Certaines de ses interprétations n'ont jamais été égalées, à commencer par ses versions fascinantes des Variations Goldberg de Bach. Avant Glenn Gould, elles n'étaient pas traitées comme un chef-d'oeuvre de cette ampleur. Encore aujourd'hui, un pianiste de concert qui joue Bach réagit à Gould d'une façon ou d'une autre.»

Au-delà du personnage

Pour sa part, la compositrice Kelly-Marie Murphy approuve les choix de Gould.

«Il était un musicien remarquable, parce qu'il n'avait pas peur d'interpréter. Tout compositeur se réjouit d'une interprétation, même si elle diffère de ce qui se trouve sur la page [la partition]. Au-delà des supposés conflits entre chef et soliste, je crois que le performer a le droit d'interpréter à sa façon.»

«Si tous les musiciens le faisaient de la même façon, quel serait l'intérêt d'aller au concert? La musique ne vivrait plus. Glenn Gould avait une manière spéciale d'interpréter? Brahms s'en réjouirait peut-être!»

«Glenn Gould avait une technique phénoménale et il était capable de jouer exactement ce qui était sur la page, mais il avait aussi l'esprit et la vision de l'interprète, poursuit la compositrice. Il avait une vision en faisant de l'enregistrement une part importante de l'interprétation classique. Il pouvait imaginer quelque chose et offrir exactement ce qu'il avait imaginé, grâce à ses techniques de studio.»

Kelly-Marie Murphy s'applique également à désamorcer la réputation d'ermite et de nerd hypocondriaque de Gould.

«On se l'imagine encore porter un manteau et des gants sur la plage en été ! Lorsque j'ai interviewé son ingénieur du son, Lorne Tulk, j'ai réalisé qu'il était fort différent de ce qu'en suggère le mythe: il était drôle, aimait communiquer, se montrait très curieux, lisait énormément, s'intéressait à tout autour de lui. Il ne se voyait pas comme un génie, un bizarroïde, un grand spécialiste de Bach.»

Encore moins comme un puriste. Glenn Gould était un fan fini de la chanteuse pop Petula Clark, d'où le titre de l'oeuvre de Kelly-Marie Murphy en hommage au pianiste virtuose, Curiosity, Genius, and the Search for Petula Clark.

«Un jour, Gould a pris sa voiture et roulé vers le nord de l'Ontario, syntonisant les stations de radio commerciale jusqu'à ce que le signal disparaisse, raconte-t-elle. Il a alors réalisé que la chanson Who I Am de Petula Clark était diffusée par chacune de ces stations. Imaginez cet être ludique et enjoué se rendre jusqu'à la prochaine région où une station commerciale ferait jouer Petula Clark! C'est cette espièglerie qui m'intéresse chez Glenn Gould et que j'ai voulu évoquer. J'ai repris une citation de Who Am I et l'ai imbriquée dans l'oeuvre. Il faut la trouver!»

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À la salle André-Mathieu (à Laval) le 7 février, 19 h 30

Programme: Concerto pour piano no 1, op. 15, de Johannes Brahms; Siegfried-Idyll de Richard Wagner; Curiosité, génie et la recherche de Petula Clark, de Kelly-Marie Murphy; Up! de Nicolas Gilbert.