Angèle Dubeau et la Pietà sont à la musique soi-disant «classique» ce que les tout-inclus dans le Sud sont aux voyages: quelque chose de joli, gentil, confortable et sécurisant qui permet de se reposer la tête sans être bousculé dans ses habitudes. On a pu le constater encore avec Blanc, nouveau spectacle inspiré de leur dernier disque, et qui lançait leur tournée, à la Maison symphonique, hier soir.

L'album Blanc, remarquable succès sur le plan des ventes, présente des oeuvres de douze compositeurs. Le spectacle reprend plusieurs de ces pièces, mais on en a retiré certaines pour les remplacer par d'autres, en accordant notamment une place importante au compositeur italien Ludovico Einaudi, qui se produira bientôt à Montréal.

Entre les pièces, Angèle Dubeau parle du cancer, de son expérience de la maladie et des failles du système de santé. Elle a toute notre admiration pour ses qualités humaines, son courage et son attitude exemplaire devant l'adversité. Mais parlons plutôt de musique.

Les oeuvres, choisies pour leur esthétique qui ne heurte jamais l'auditeur et ne lui demande aucun effort, sont faites pour flatter le goût d'un auditoire qui, en musique, recherche avant tout détente et apaisement. Il n'y a rien de mal à cela. Si cette île reposante vous fait du bien, courez vite les entendre. Leur jeu est d'une propreté impeccable et leur répertoire ne tend jamais vers les extrêmes. Mais si vous cherchez l'art qui bouleverse, l'art qui secoue l'immobilisme et vous transporte dans des chemins moins fréquentés, passez votre chemin.

Plusieurs pièces sont d'ailleurs très belles, comme Close Your Eyes, d'Osvaldo Golijov, déchirante mélodie d'inspiration yiddish. L'intéressant El Dorado, du Canadien Marjan Mozetich, l'un des trois compositeurs présents dans la salle, a aussi fait forte impression. Le second compositeur présent était le jeune Maxime Goulet, qui a écrit Présentation concertante, une oeuvre amusante destinée à servir d'ambiance sonore pour présenter les musiciennes. Le troisième était François Dompierre, dont on a entendu Mario, pièce écrite pour un film de Jean Beaudin.

Puisque l'on parle de cinéma, qu'il nous soit permis d'ouvrir une parenthèse. Considérant que sur les douze compositeurs de l'album Blanc, cinq écrivent principalement de la musique de film ou de jeu vidéo, que deux sont des chanteurs populaires et qu'un autre est la légende du jazz Dave Brubeck, il y a lieu de se demander pourquoi l'album Blanc a remporté le Félix dans la catégorie «classique» à L'Autre Gala de l'ADISQ, cette semaine, plutôt que dans la catégorie «instrumental».

Les dangers du crossover

Quelques pièces de chanteurs populaires faisaient partie du programme, dont Morning Has Broken, de Cat Stevens. On ne sait pas si ces pièces ont été incluses sur l'album pour qu'il y ait des noms plus connus du grand public que ceux d'un Golijov ou d'un Sakamoto, mais paradoxalement, les versions que l'on en a tirées sont les moins intéressantes.

Cela peut sembler un jeu d'enfant de prendre des pièces populaires pour les revêtir d'habits «classiques» (procédé que l'on appelle en anglais crossover), mais en fait, il est fort difficile de gagner à ce jeu. Pour viser juste, il faut que la nouvelle version enrichisse l'originale, et non qu'elle l'appauvrisse, la dénude de sa force poétique ou lui colle un air artificiel. D'où le risque élevé qu'il y a à se mesurer à des chansons que l'on peut qualifier d'intouchables, ce qui est le cas de celles qui nous occupent ici.

Ce qui fait la force de Morning Has Broken, c'est le mariage parfait de trois éléments: ses paroles magnifiques, sa mélodie et la voix unique de Cat Stevens (bien que de nombreuses reprises chantées existent, dont certaines abominables, c'est sa version que l'on continue d'entendre partout depuis quarante ans). Si vous enlevez deux de ces trois éléments, bonne chance pour éviter l'effet musique d'ascenseur entendu hier soir. La remarque vaut aussi pour What a Wonderful World, de Louis Armstrong, et Woman, de Shawn Phillips, données en rappel.