L'amour tragique de Jack Twist et d'Ennis del Mar, immortalisé au cinéma par Jake Gyllenhaal et Heath Ledger, revit jusqu'au 11 février sur la scène du Teatro Real, à Madrid.

Mis en musique par le compositeur américain Charles Wuorinen, Brokeback Mountain, l'opéra est une adaptation à la fois cérébrale et poétique de l'histoire simple et insondable de tristesse qui a ému le monde. Le baryton canadien Daniel Okulitch, reconnu pour ses rôles contemporains livre une interprétation nuancée et touchante du ténébreux Ennis, bouleversant d'introversion, temps fort d'une soirée de théâtre musical souvent frustrante.

La première de Brokeback, dimanche, était sans doute l'événement le plus couru de la scène lyrique en Europe cette saison: de par le battage médiatique qui l'a accompagnée, puis de par la nature exceptionnelle de son sujet. Wuorinen et Annie Proulx (qui signe le livret) sont allés plus loin dans la représentation de l'homosexualité masculine - souvent évoquée, probablement jamais montrée de façon si précise - que leurs prédécesseurs à l'opéra.

L'oeuvre jette un regard cru, mais malheureusement policé sur une réalité effroyable, celle d'une Amérique bigote, puritaine jusqu'au bout des ongles et intolérante au point de broyer les destins des deux protagonistes.

Dès le lever du rideau et pour les deux heures que dure l'opéra, le spectateur plonge au coeur de l'univers des auteurs: nature omniprésente, narration directe mais par trop linéaire, représentation convenue d'un malheur domestique étouffant, qui culmine dans une scène finale déchirante, rendue sans complaisance par le metteur en scène Ivo van Hove.

La vie de Jack et d'Ennis semble banale. Elle l'est peut-être, au fond, comme celles de tant d'autres hommes et femmes anonymes, d'hier comme d'aujourd'hui, emprisonnés dans des amours brûlantes et secrètes.

Le texte de Proulx, minimaliste, écrit sur le ton de la conversation dans un anglais du Midwest très coloré, renforce ce sentiment. L'écriture vocale, recherchée mais finalement peu originale, se prête avec plus ou moins de bonheur au traitement de l'histoire de ces hommes qui, elle, n'a rien de banal.

Le public madrilène, réputé conservateur, assiste donc à la naissance d'un «opéra gai» sur fond de situation politique trouble. L'Espagne a légalisé le mariage homosexuel en 2005, mais dérive à droite et vient de limiter de façon draconienne l'accès à l'avortement.

Le Brokeback Mountain de Wuorinen plaide, malgré lui, la fin de l'intolérance et de la discrimination. On souhaite qu'il soit repris, quitte à devenir un work in progress qui se bonifie au fil des représentations, sur lequel l'ombre du film pèserait moins lourd.