C'est une sorte de happening que nous a offert Alexander Melnikov mardi soir. Le pianiste russe de 40 ans devait jouer les trois Klavierstücke D. 946 de Schubert, les sept Fantasien op. 116 de Brahms et, après l'entracte, les 12 derniers Préludes et Fugues op. 87 de Chostakovitch.

Avant de se mettre au piano, l'invité s'adresse au public. S'étant rendu compte que son programme était trop long, il en supprime toute la première moitié et ne jouera que le Chostakovitch. Celui-ci faisant 80 minutes, il le divisera en deux: six diptyques avant l'entracte, les six autres après. Ensuite, il jouera, peut-être, quelques-unes des pièces omises.

Ce qui nous rappelle un incident analogue. Le 17 juillet 2012, à Lanaudière, M. Melnikov jouait, du même op. 87 de Chostakovitch, les 12 premiers Préludes et Fugues. Il devait aussi jouer la Wanderer-Phantasie de Schubert mais, dans l'après-midi, en la travaillant, il se rappela l'avoir jouée à Lanaudière en 2003 et décida de la remplacer par les Études symphoniques de Schumann.

Un pianiste ordinaire qui agirait ainsi se ferait accuser, et avec raison, de manquer de sérieux. Ce que M. Melnikov nous a donné mardi soir, non seulement au sens de piano complètement transfiguré mais encore, et surtout, comme pensée musicale de la plus haute envergure, lui fera pardonner n'importe quoi!

C'est incontestablement un très grand pianiste que nous avons entendu là - en fait, la confirmation de ce que nous avions déjà senti. Et si cet absolu ne suffit pas, procédons par comparaison. Dimanche dernier, on écoutait quelqu'un qui joue du piano. Mardi soir, on se rappelait que jouer du piano peut signifier infiniment plus.

Alexander Melnikov nous aura donc donné, répartie sur deux ans, l'intégrale des 24 Préludes et Fugues op. 87 de Chostakovitch. Cette somme pianistique conçue dans l'esprit de Bach est très rarement jouée. En ce qui nous concerne: une exécution en concert en 2006, partagée entre deux pianistes (Pamela Reimer et Brigitte Poulin), et un enregistrement de David Jalbert.

M. Melnikov jouait avec la partition. L'extrême complexité de cette musique, avec ses fugues à trois, quatre et (dans un cas) cinq voix, autorise sans doute le recours au texte. Chose certaine, le pianiste connaît son sujet à fond. Il faudrait des pages pour détailler son interprétation de chaque prélude et de chaque fugue. Imagination, beauté de son, relief, égalité de la motorique, clarté polyphonique, mélange de fantaisie et de profondeur: tout est là, comme si le pianiste nous parlait à travers l'instrument.

L'auditoire est étrangement peu nombreux. Mais quelle écoute attentive, et qui l'inspire certainement. Après le Chostakovitch, il ajoute, lentement, d'abord le premier, puis le deuxième, des trois Schubert initialement annoncés, et cette fois de mémoire. Là encore, une interprétation miraculeuse, telle une improvisation. La deuxième pièce, pleine de reprises et comme ne devant jamais finir, est belle à pleurer.

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ALEXANDER MELNIKOV, pianiste. Mardi soir, Maison symphonique, Place des Arts. Présentation: Société Pro Musica.