Ils sont sept Québécois dans la jeune trentaine à parcourir le monde pour chanter dans les maisons d'opéra les plus prestigieuses. Mais contrairement aux chanteurs populaires, dont ils n'ont pas la renommée, ils n'ont personne pour les bichonner à l'étranger. Réflexions sur un métier difficile, mais non moins passionnant.

Ce ne sont pas les premiers chanteurs d'opéra québécois à se produire à l'étranger, mais on en a rarement vu autant du même groupe d'âge - 30-35 ans - s'illustrer en même temps sur les plus grandes scènes du monde.

Les sept chanteurs que nous avons interviewés ont diverses explications. Les Québécois savent concilier le raffinement européen et la technique de chant ample et riche à l'américaine; ils ont eu une bonne formation au Québec et ont accès aux meilleurs professeurs à New York; ils peuvent s'attaquer au répertoire français mieux que quiconque, y compris les Français; ils sont plus ouverts aux idées nouvelles des metteurs en scène. Bref, les chanteurs québécois ont bonne réputation à l'étranger, particulièrement dans les pays francophones, affirme Hélène Guilmette qui va passer la moitié de 2012 en France: «C'est pour ça que les gens nous réinvitent. Le défi n'est pas de se faire inviter une première fois, mais d'être réinvité par la suite.»

Tous savaient au départ qu'il leur faudrait s'expatrier pour vivre de ce métier. «Dans les années 50 et 60, les Joseph Rouleau, Robert Savoie, André Turp et Richard Verreau chantaient dans le monde entier et passaient à la télé chez nous, mais par la suite, il y a eu un creux, on s'en est complètement désintéressé. Aujourd'hui encore, le mot opéra fait peur à bien des gens, mais quand tu leur chantes un air d'opéra, ils sont estomaqués. Les chanteurs d'opéra, c'est pas juste des gens qui gueulent et qui sont gros: ils peuvent être jeunes, beaux et avoir quelque chose à dire», explique le baryton Étienne Dupuis qui retournera bientôt chanter au prestigieux Deutsche Oper de Berlin.

N'empêche, à l'international, la concurrence est plus féroce que jamais avec l'afflux de chanteurs des anciens pays de l'Est et de l'Asie, notamment les Chinois et les Coréens du Sud, alors que des maisons d'opéra ferment leurs portes aux États-Unis.

La plupart, comme Julie Boulianne qui a chanté l'an dernier au Metropolitan Opera de New York avec Placido Domingo, ont toujours été conscients de la concurrence mais ils ont été encouragés par un prix, une bourse ou une bonne critique. Marianne Fiset, qui chante présentement à l'Opéra de Paris (Bastille), plaide plutôt l'inconscience - «ou la confiance?» - peut-être parce qu'il lui a fallu quelques années avant de croire vraiment à sa carrière. «Je me suis toujours dit qu'il y a de la place pour tout le monde si j'ai quelque chose à dire et que je le fais bien. C'est peut-être un peu fleur bleue... Je vois des jeunes chanteurs de 25 ou 26 ans qui sortent de l'atelier de l'Opéra Bastille, la plus grande maison de France, qui chantent vraiment bien et qui ont déjà des rôles de second ou troisième plan. À 25 ans, je n'en étais pas là. Ça augmente le stress...»

L'âge et l'apparence

L'âge est également un facteur de stress. Deux chanteuses et un chanteur nous ont demandé de ne pas révéler leur âge. «Je connais des filles dans la quarantaine qui sont au maximum de leur potentiel, mais qui ne travaillent presque plus», dit Hélène Guilmette. Il y a aussi que les chanteuses d'opéra sont souvent appelées à jouer des rôles de jeunes filles de 15 ans.

Pour les hommes, c'est un peu l'inverse, explique Etienne Dupuis: «Le respect vient avec l'âge, particulièrement pour les voix plus lourdes, plus corsées. J'ai commencé à sentir qu'on me respectait plus à l'âge de 30 ans.Tout à coup, on me parlait comme si je chantais vraiment mieux que deux mois auparavant.»

Les metteurs en scène, particulièrement ceux qui viennent du théâtre, et les maisons d'opéra exigent de plus en plus des chanteurs qu'ils soient davantage des acteurs et qu'ils gardent la forme. Le ténor Frédéric Antoun peut en témoigner: «Un metteur en scène à Bruxelles m'a recommandé pour un opéra à Lyon, mais il m'a mis en garde: "C'est dans trois ou quatre ans, et il ne faut pas que tu arrives tout gonflé. Mange pas trop avant qu'on se revoie." C'était aussi direct que ça!»

L'apparence physique compte de plus en plus. «Les nouvelles stars du chant, c'est toujours des super belles personnes. À talent égal, elles ont un avantage certain», dit Julie Boulianne qui, à cause de sa petite stature, joue souvent des garçons. «Si j'ai une soprano de six pieds à mes côtés, j'essaie très fort de penser à Tom Cruise et Nicole Kidman», ajoute-t-elle en riant.

La sécurité d'emploi, très peu pour eux. «Notre instrument c'est notre corps. Si on est malade et qu'on ne peut pas chanter, on n'est pas payé, c'est aussi simple que ça», dit Hélène Guilmette. «Quand j'aurai 50 ans, est-ce qu'on va encore m'engager? Je n'ai pas la voix de Pavarotti», s'inquiète Frédéric Antoun. Etienne Dupuis renchérit: «Chaque fois que je reçois un courriel de mon agent qui me demande si je suis disponible à telle date en telle année pour tel rôle et tel cachet, ça veut dire que je dois me trouver un billet d'avion, un appartement. Et qu'une fois rendu là-bas, il faudra savoir le rôle et composer avec des collègues que je ne connais pas et qui peuvent être des gentlemen ou des parfaits trous-de-cul.»

Hélène Guilmette compare sa situation actuelle à celle des athlètes. «J'ai fait de la nage synchro, et quand tu pars en équipe, t'es bien entourée. Moi, je pars toute seule avec mes valises, travailler dans des villes inconnues avec des équipes que je ne connais pas non plus. L'athlète, lui, a son physiothérapeute, son nutritionniste, son psychologue. C'est important d'être bien entouré par sa famille, ses amis, son conjoint.»

La vie de famille

Personne ne met une croix sur la vie de famille, mais tous savent que ça ne sera pas simple. Frédéric Antoun voyage le plus souvent possible avec sa conjointe et son fils de 6 mois. «Ça coûte une fortune, dit-il. À la fin de l'année, il ne reste pas grand-chose.»

«Je viens de deux familles très nombreuses, raconte Julie Boulianne, cousine de la chanteuse Marie-Nicole Lemieux. Voyager toute seule pendant des mois, ça change une vie. On trouve des trucs: j'apporte mes pantoufles pour me sentir chez moi, j'achète toujours les mêmes produits à l'épicerie.»

Michèle Losier est à Londres depuis un certain temps pour l'opéra Cosi fan tutte dans lequel elle chante ce soir. «À 22 ans, être à l'étranger, c'est beaucoup plus excitant, dit-elle. Quand tu as 33 ans et que tu veux fonder une famille, mais que tu es partie neuf ou dix mois par année, c'est une autre paire de manches. Je n'y renonce pas, mais il va falloir que je travaille moins, que j'oriente ma carrière à un même endroit, que j'accepte de gagner moins d'argent. Mon amoureux est européen, donc j'ai l'intention de m'installer en Europe où je travaille beaucoup depuis deux ans, même si Montréal et ma famille me manquent beaucoup.»

Pourtant, ils se trouvent tous chanceux de pratiquer un métier aussi formidable. «C'est le plus beau métier du monde. Je ne me vois pas faire autre chose et j'espère le pratiquer encore longtemps», déclare spontanément Pascale Beaudin.

JULIE BOULIANNE, mezzo-soprano

Bio

Née à Dolbeau-Mistassini, elle vit à Montréal.

Formation

Double DEC en musique et en sciences au cégep d'Alma. Bac en interprétation vocale et maîtrise en opéra à l'Université McGill. Atelier lyrique de l'Opéra de Montréal. Études à l'école Juilliard de New York avec le professeur de chant qu'elle a préféré, Edith Bers.

Répertoire

Beaucoup de Rossini et Mozart. Et les rôles de travestis romantiques.

Principaux contrats à l'étranger

Le Metropolitan Opera de New York (trois opéras en 2011: Iphigénie en Tauride avec Placido Domingo, Roméo et Juliette sous la direction musicale du même Domingo et Le comte Ory où elle était la doublure de Joyce di Donato). L'Opéra-Comique de Paris (Les brigands). L'Opéra de Marseille (Cendrillon).

À venir

Trois opéras au Metropolitan Opera, dont Les Troyens, à compter de l'automne prochain. En octobre, concert Ravel avec le Boston Symphony et Charles Dutoit. Elle a des contrats au moins jusqu'en 2014. La semaine dernière, elle est partie passer des auditions pour des rôles précis à Covent Garden, l'Opéra de Paris (Bastille) et le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles.

Salle préférée

Le Metropolitan Opera: «J'aime bien la sensation de remplir une grande salle.»

Son rêve

«J'ai fait beaucoup de Cenerentola, de Cendrillon, de Rosina (Le barbier de Séville), des rôles que je rêvais de faire. L'important, ce n'est pas la salle ni un rôle, ce sont les gens avec qui on travaille.»

Photo fournie par Julie Boulianne

MARIANNE FISET, soprano

Bio

Née à Saint-Augustin, près de Québec.

Formation

Le Conservatoire de musique de Québec et l'Atelier lyrique de l'Opéra de Montréal. Travaille avec le professeur Edith Bers. Elle a remporté cinq prix dont le Premier Grand Prix au Concours musical international de Montréal en 2007.

Répertoire

Elle aime tout de Puccini, qui «se place bien» dans sa voix, et la musique russe pour ses grands élans romantiques. Manon, qu'elle chante ces jours-ci à l'Opéra de Paris (Bastille), est son premier opéra français.

Principaux contrats à l'étranger

Opéra de Marseille (Don Giovanni). Le Pacific Opera de Victoria (La Bohème). Récitals à Londres, Paris, Bruxelles et Genève.

À venir

Le rôle-titre de Manon à l'Opéra de Paris (Bastille) les 10 et 13 février. Mimi dans La Bohème à Calgary, en avril, et à Vancouver, en octobre. Un opéra à Montréal la saison prochaine. Elle a des engagements jusqu'en 2014.

Salle préférée

L'Opéra de Paris (Bastille), «un méchant trip».

Son rêve

«Pour la salle, spontanément: l'Opéra d'État de Vienne. Il y a beaucoup de rôles que j'aimerais chanter: Suor Angelica et Aïda, un rôle que je ne ferai probablement jamais sauf peut-être en fin de carrière quand je n'aurai plus besoin de me soucier de la longévité de mon instrument.»

Photo fournie par Marianne Fiset

ÉTIENNE DUPUIS, baryton

Bio

Né à Montréal.

Formation

Piano jazz et chant classique au cégep Saint-Laurent; Atelier lyrique de l'Opéra de Montréal.

Répertoire

Destiné au répertoire français, mais souvent engagé pour l'italien. Beaucoup de Bohème, de Barbier de Séville mais, à son grand étonnement, peu de rôles pour jeunes chanteurs (Mozart). Par contre, à 32 ans, on lui offre déjà des rôles de baryton de fin trentaine comme Eugène Onéguine.

Principaux contrats à l'étranger

Le Deutsche Oper Berlin (Les pêcheurs de perles). L'Opéra de Massy, près de Paris (Le barbier de Séville). L'Opéra de Paris Bastille (Un ballo in Maschera) et Garnier (Capriccio). L'Opéra de Marseille (I Pagliacci, Le barbier de Séville).

À venir

Carmen au Pacific Opera de Victoria, puis retour à Berlin pour le rôle-titre du Barbier de Séville. Suivront Faust à l'Opéra de Montréal en mai et La Bohème à Vancouver. Pour 2013: probable Pelléas et Mélisande à Nice, Le barbier de Séville à Avignon, Les pêcheurs de perles à l'Opéra du Rhin de Strasbourg et un rôle qu'il n'a jamais joué à l'Opéra de Montréal. D'autres contrats l'attendent jusqu'en 2015.

Salle préférée

L'Opéra Garnier à Paris, «pour son vécu hallucinant».

Son rêve

«Une production avec Robert Lepage, quelque chose de précis, ou avec Robert Carsen pour qui j'ai joué Capriccio: c'était extraordinaire. Je rêve de chanter à Covent Garden parce que j'adore Londres. Et je voudrais jouer un chanteur dans un film.»

Photo fournie par Étienne Dupuis

MICHÈLE LOSIER, mezzo-soprano

Bio

Née à Montréal, élevée au Nouveau-Brunswick, puis de retour à Montréal pour ses études secondaires. Vit à Montréal et à Bruxelles.

Formation

Université McGill. Merola Opera Program de San Francisco. L'école Juilliard de New York. L'Atelier lyrique de l'Opéra de Montréal.

Répertoire

Tous les rôles de pantalon français, italiens et allemands (Mozart, Strauss, Gounod, Massenet...) et le répertoire français pour le récital et le concert.

Principaux contrats à l'étranger

Le festival de Salzbourg (Cosi fan tutte), Covent Garden (Faust), le Metropolitan Opera de New York (Faust), l'Opéra-Comique de Paris (Cendrillon), La Scala de Milan (Carmen).

À venir

Des contrats jusqu'en 2014. Chante présentement dans Cosi fan tutte à Covent Garden. Puis: concert Schéhérazade de Ravel avec l'Orchestre philharmonique du Qatar, Médée de Charpentier à Paris et Barcelone et un programme Berlioz avec l'OSM en décembre prochain.

Salle préférée

Le Metropolitan Opera de New York et Covent Garden à Londres.

Son rêve

«J'ai chanté dans la dernière année à Salzbourg, à Londres, à New York, à Paris et j'ai joué mon rôle préféré (Charlotte dans Werther) à Montréal. Je me sens bénie. Maintenant, j'ai envie d'avoir une maison et des enfants.»

Photo fournie par Michèle Losier

PASCALE BEAUDIN, soprano

Bio

Originaire du Nouveau-Brunswick, elle vit à Montréal.

Formation

Bac à l'Université d'Ottawa et maîtrise à l'Université de Montréal; Atelier lyrique de l'Opéra de Montréal.

Répertoire

Elle touche aussi bien à la musique baroque qu'à la contemporaine. «À cause de mon type de voix, je chante souvent les jeunes filles pures, ou les anges dans les oratorios.»

Principaux contrats à l'étranger

À l'Opéra d'Anger-Nantes (Le comte Ory, Il mondo della luna), à l'Opéra de Marseille (The Saint of Bleecker Street) ainsi qu'à Nancy et Metz (Carmen).

À venir

Du 9 au 11 février, elle chantera dans l'opérette d'Offenbach Les brigands à Jonquière. Elle sera également de la distribution du Falstaff de l'Opéra de Québec en mai et va retourner passer des auditions en mars.

Salle préférée

Wigmore Hall, à Londres, où elle a participé à un concours de musique de chambre avec le pianiste Olivier Godin en septembre dernier.

Son rêve

«J'aimerais beaucoup chanter Susanna dans Les noces de Figaro. Bien sûr, j'aimerais chanter dans les grandes maisons, mais mon rêve a toujours été de chanter avec des orchestres ou des gens qui m'apprennent quelque chose, qui m'inspirent, et qui me poussent à m'améliorer.»

Photo fournie par Pascale Beaudin

FRÉDÉRIC ANTOUN, ténor

Bio

Né à Montréal.

Formation

A étudié la musique à l'école de musique Vincent-d'Indy, puis la technique d'écriture et le chant et à l'Université de Montréal. Études au Curtis Institute of Music de Philadelphie, à l'Atelier lyrique de l'Opéra de Montréal, puis avec le professeur Marlena Malas à New York.

Répertoire

Mozartien, mais aussi suraigu.

Principaux contrats à l'étranger

Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (Cendrillon). Opéra d'Amsterdam (Iphigénie en Aulide). Théâtre du Chatelet de Paris, Denver, Tours et Montpellier (La flûte enchantée). Opéra royal de Versailles et Opéra-Comique de Paris (L'amant jaloux). Opéra de Nice (Les dialogues des carmélites). Théâtre du Capitole de Toulouse (Hippolyte et Aricie).

À venir

Hamlet à Vienne en avril-mai, Dialogues des carmélites à Toronto en 2013 et La fille du régiment à Covent Garden en 2014.

Salle préférée

Le Théâtre du Capitole de Toulouse, pour son acoustique; l'Opéra royal de Versailles pour la sensation, l'Opéra de Monte-Carlo également, où il a passé une audition.

Son rêve

«J'essaie justement de ne pas trop écouter mes rêves et d'y aller petit à petit. Éventuellement, vers 40 ou 45 ans, j'aimerais chanter Roméo au Canadian Opera Company de Toronto, à cause de son acoustique formidable.»

 

Photo fournie par Frédéric Antoun

HÉLÈNE GUILMETTE, soprano

Bio

Née à Montmagny, elle vit à Beaumont.

Formation

Bac en éducation musicale à l'Université Laval. Elle étudie avec le professeur Marlena Malas à New York.

Répertoire

Beaucoup de Mozart, le répertoire français et du baroque. Aussi des engagements avec des orchestres, de l'oratorio, des Magnificat de Bach, beaucoup de Handel et du récital avec piano («Mon dada, c'est la mélodie française»).

Principaux contrats à l'étranger

Opéras de Munich et de Nice (Dialogues des carmélites). Opéra de Lyon (Les mamelles de Tirésias). Théâtre des Champs-Élysées (Les noces de Figaro). Opéra de Paris-Bastille (Ariane et Barbe-Bleue). Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (La flûte enchantée).

À venir

Jusqu'en juin, elle chante dans trois opéras en France: Orphée et Eurydice de Gluck à Angers et Nantes, Les Indes galantes à Toulouse et Les noces de Figaro à Montpellier. Elle a des contrats jusqu'en 2014-2015 mais sa saison 2013 est complète, avec plusieurs contrats au Canada dont Dialogues des carmélites à Toronto au printemps.

Salle préférée

L'Opéra Garnier de Paris et le Théâtre Colon de Buenos Aires.

Son rêve

«Je rêve encore à l'Opéra Garnier, mais pour un premier rôle. J'aimerais chanter Juliette, ou Cléopâtre dans Jules César. Je rêve aussi de Covent Garden et du Metropolitan Opera: je ne pourrais pas mettre fin à ma carrière sans avoir chanté là.»

 

Photo fournie par Hélène Guilmette