Sur l'avenue des arts, au coeur du quartier des spectacles de Philadelphie, deux chefs montréalais se disputent l'attention des passants. Dans les abribus, le prénom de Yannick Nézet-Séguin scintille en grosses lettres bleues sous une photo de lui en t-shirt, dirigeant avec son habituelle fougue. Plus loin, une succession de bannières accrochées aux lampadaires sous l'inscription «Dutoit Philadelphia» montre Charles Dutoit en queue-de-pie, baguette à la main.

La différence entre les deux? Dutoit est le chef sortant à qui l'orchestre rend hommage cet automne après une collaboration de plus de 30 ans; Nézet-Séguin est celui qui arrive porté par les plus grands espoirs. Et vendredi soir, au Kimmel Center, dans une magnifique salle de concert tendue de bois couleur acajou, où il dirigeait son premier concert depuis sa nomination à titre de directeur musical désigné, il n'y en avait que pour Yannick Nézet-Séguin.

Des bravos qui se répandent comme un feu de broussailles, des applaudissements qui redoublent de vigueur au lieu de s'éteindre, des centaines de gens qui font la queue pendant une heure après le concert pour lui serrer la main: Yannick Nézet-Séguin n'a pas seulement conquis le public de l'Orchestre symphonique de Philadelphie ce week-end, il lui a redonné espoir.

«Grâce à vous, nous avons retrouvé notre orchestre!» lui a lancé une spectatrice enthousiaste, après un programme constitué de la symphonie militaire no 100 de Haydn et la cinquième de Mahler. Ça fait des années que l'orchestre n'a pas joué aussi bien, lui a lancé une autre. Je vous attends depuis 47 ans, a ajouté une troisième. Un rayon de soleil, une bouffée d'air frais, le gars le plus hot en ville: le public de l'Orchestre de Philadelphie rivalisait de compliments sur le directeur musical désigné. Le critique musical du Philadelphia Inquirer le confirmait en écrivant: «Cela fait très longtemps que je n'avais pas entendu un aussi puissant tonnerre d'applaudissements destiné au chef et aux musiciens de l'orchestre.»

Heureux de son sort

À l'entracte vendredi soir, dans sa loge temporaire, le principal intéressé affichait un large sourire en répétant qu'il était l'homme le plus heureux du monde. «L'Orchestre de Philadelphie est un orchestre légendaire dont je suis fan depuis toujours. J'en reviens pas comme il sonne. C'est un son riche, noble comme un bel instrument dont le bois a été patiné. Même dans les gros morceaux comme Mahler, c'est tout en finesse. Le fait que 60 % des musiciens proviennent de l'école Curtis, une des meilleures écoles de musique, y est certainement pour quelque chose.»

Le chef est non seulement ravi de son nouvel orchestre, mais aussi de la volonté de l'administration de tourner la page sur la tourmente du passé. Bien qu'il n'épilogue pas sur le sujet, Nézet-Séguin est bien conscient qu'il y a un an, l'orchestre n'en menait pas large. Son directeur général et le président de son C.A. avaient démissionné subitement et des rumeurs de faillite circulaient, alimentées par l'annulation d'une tournée internationale, la fin d'un contrat d'enregistrement et un déficit accumulé de 7,6 millions. Mais depuis l'entrée en scène du jeune maestro, un vent d'optimisme s'est mis à souffler sur l'orchestre, ramenant dans son sillage plusieurs riches donateurs, dont une poignée qui ont consenti un fonds d'urgence pour éponger le déficit.

Même si Nézet-Séguin ne prendra pleinement les commandes de l'orchestre qu'à l'automne 2012, moment où il passera une quinzaine de semaines à Philadelphie, il n'est pas qu'un fiancé de passage.

«Non, l'Orchestre et Yannick sont officiellement mariés par contrat, explique sa mère Claudine Nézet, descendue à Philadelphie avec son mari Serge Séguin. Mais en raison de leurs horaires, les mariés ne pourront pas habiter ensemble tout de suite, c'est tout.»

Un tramway nommé Yannick

Pour la petite histoire, le mariage entre YNS et l'Orchestre symphonique de Philadelphie a été célébré officiellement le 18 juin. Ce jour-là, un tramway drapé de bannières à son effigie a fait le tour de la ville avec, à son bord, le jeune chef de 35 ans que tout le monde appelle Yannick, en partie parce qu'ils sont encore incapables de prononcer Nézet-Séguin.

Le tramway a fait le tour des lieux historiques de la ville, s'arrêtant notamment près de la Liberty Bell, cloche de la liberté qui, selon la légende, aurait retenti après la Déclaration d'indépendance. Puis la caravane a pris la direction du magnifique hôtel de ville de style Second Empire. Le maire Michael Nutter, Noir démocrate, a présenté à la foule le maestro en l'appelant «Unique Cézanne», puis ses parents et son conjoint Pierre Tourville, avant de lui offrir un livre sur l'histoire de Philadelphie et un bretzel typique de la ville.

Fait étonnant: avant sa nomination, Yannick Nézet-Séguin n'avait dirigé que deux fois l'Orchestre de Philadelphie, membre du club sélect des Big Five, qui réunit les cinq orchestres les plus prestigieux des États-Unis. Son agente Rona Eastwood, venue expressément de Londres pour le concert de vendredi soir, a fait un parallèle entre l'orchestre de Rotterdam et celui de Philadelphie: «Après avoir traversé des périodes difficiles, les deux orchestres avaient besoin non seulement de sang neuf, mais aussi d'un chef porteur d'espoir et de confiance. Je crois que les deux orchestres ont choisi Yannick parce qu'il leur apportait cette dimension-là.»

Comme à Rotterdam, où il s'est acheté un grand loft qu'il a fait rénover, le maestro compte bien acquérir une résidence ou un petit domaine en banlieue de Philadelphie d'ici quelques années. En attendant, ce matin, il a quitté Philadelphie pour le Metropolitain Opera de New York. Du 22 novembre au 18 décembre, il dirigera l'orchestre du MET dans Don Carlo de Verdi. Nézet-Séguin a beau être l'enfant chéri de l'Orchestre de Philadelphie, ses nouveaux amis vont devoir apprendre à le partager.

Photo: fournie par le Philadelphia Orchestra

Yannick Nézet-Séguin en concert.