Dans Mystères du Japon, cet étonnant concert à guichet fermé, l'OSM confronte les visions du Japon d'hier et d'aujourd'hui. Celui imaginé en Europe. Celui qui se frotte à l'Occident. Celui qui y émigre. Celui qui risque de se perdre à l'heure de la mondialisation. Au programme: chants folkloriques, concerto pour taiko, première mondiale d'une oeuvre montréalaise et Madama Butterfly, évidemment!

Pendant trois mois, tous les matins, Kent Nagano a écouté au déjeuner des chants traditionnels japonais pour enfants, en compagnie de sa fille et de sa femme, la pianiste Mari Kodama.

 

La performance de l'interprète et l'accompagnement n'étaient «pas très forts». Mais les mélodies, très pures, le mettaient de très bonne humeur.

Jusqu'à ce que le maestro demande à sa fille ce que signifiaient ces chansons.

Le choc. «J'ai été plutôt effrayé par le contenu. Une petite fille qui reçoit des chaussures rouges et disparaît. Une mère qui appelle ses enfants pour qu'ils rentrent, parce «qu'on ne sait pas combien de jours il nous reste en famille». Une fillette qui commence à avoir peur parce que sa grande soeur est morte de faim et que sa mère ne respire plus...»

Américain d'origine, Kent Nagano a certes des ancêtres japonais et une femme japonaise. Mais il parle très peu le japonais. Ces Mystères du Japon ne lui sont pas tant inspirés par une quête personnelle que par un intérêt anthropologique, la volonté de préserver des chants traditionnels. Puis, par un devoir de mémoire et une réflexion sur les échanges culturels à l'heure de la mondialisation.

«L'idée initiale est venue d'un projet ethnomusicologique», explique le directeur musical de l'OSM. Les chants populaires pour jeunes filles de la fin du XIXe siècle soulèvent une réflexion sur la société japonaise au tout début de l'ouverture à l'Ouest. «La vie était alors particulièrement cruelle pour les dames et surtout pour les filles. Si la famille était pauvre, les filles pouvaient être vendues, échangées pour obtenir des faveurs politiques ou pour payer une dette. Certaines ont été envoyées à l'étranger, y compris aux États-Unis, forcées à travailler ou à se prostituer.» Il y voit des parallèles avec des cas récents de trafic d'enfants en Afghanistan et ailleurs.

Les mères ont longtemps chanté ces airs très poétiques. Mais la tradition se perd. Plutôt que de chanter à leurs enfants, les parents achètent plutôt un disque.

En s'inspirant du travail de Canteloube, dont les Chants d'Auvergne ont sauvé de l'oubli des airs traditionnels, Kent Nagano a donc demandé au compositeur français Jean-Pascal Beintus d'arranger pour orchestre symphonique une vingtaine de ces chants pour jeunes filles.

Une «ample» Butterfly

Au lancement de la programmation d'hiver, Kent Nagano a raconté sa toute première expérience à l'opéra, en compagnie de sa grand-mère. Celle-ci a été plus d'une fois surprise en voyant apparaître une «ample» diva vêtue d'un très grand kimono, marchant d'une façon qu'elle imaginait japonaise, et qui chantait... en italien. «Ma grand-mère a trouvé cela fascinant!»

Malgré les motifs pentatoniques dont use Puccini, «Madama Butterfly n'est clairement pas de la musique japonaise». C'est l'Europe de la fin du XIXe siècle qui imagine le Japon, à l'époque de l'ouverture militaire à l'Ouest. On examine les relations classiques entre un homme et une femme sur fond de conflit de culture.

Le Japon regarde l'Ouest

À l'inverse, une autre oeuvre au programme, Hi-Ten-Yu pour taiko et orchestre du Japonais Isao Matsushita, applique l'esthétique japonaise à un orchestre symphonique occidental. C'est le Japon qui regarde l'Ouest. L'idée d'un concerto pour percussion n'est pas nouvelle, mais jamais ne l'avait-on vue pour le taiko, ce grand tambour japonais. «La puissance et la vibration, les sonorités graves, sont plutôt inhabituelles dans un orchestre symphonique. Je crois que le public va sentir physiquement la vibration du taiko.»

Une création montréalaise

Poussant plus loin la réflexion, Nagano a demandé au compositeur montréalais Chris Paul Harman d'écrire «une sorte de poème symphonique basé sur l'expérience des premières vagues d'immigration japonaise en Amérique. Les challenges, les conflits, les formes de racisme, l'aliénation, mais aussi le succès économique, l'éblouissement.» Et l'internement dans des camps pendant la Seconde Guerre mondiale, des camps qu'ont connu les propres parents de Nagano.

Natif de Toronto, Chris Paul Harman enseigne à l'Université McGill. Il parle japonais - mieux que Nagano, selon le chef - et entretient une relation de longue date avec le Japon. Dans Silver Thread Among the Gold, il raconte l'histoire récente, non pas avec des mots, mais de manière impressionniste, à la façon de Roméo et Juliette ou de la Symphonie fantastique de Berlioz.

«On vit dans un monde où il est plutôt normal de tirer son identité de plusieurs sources. C'est un thème qui est plutôt universel, surtout quand on observe ce que les différentes cultures partagent entre elles, constate Kent Nagano. Il y a aussi une tendance à prendre une part des autres cultures. Si cela va trop loin, on risque de perdre nos références. Quand ça arrive, il y a une tendance à retourner à ce qui fait notre culture...»

Comme aux chants traditionnels, par exemple.

Mystères du Japon Demain, à 14h30, et mardi 2 mars, à 20h. L'Orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Kent Nagano. Avec les sopranos Suzie LeBlanc et Ermonela Jaho ainsi que le joueur de taiko Eitetsu Hayashi. CHRIS PAUL HARMAN, Première mondiale de Silver Thread Among the Gold. JEAN-PASCAL BEINTUS, Onna-no-ko no uta (Chansons pour jeunes filles), orchestration de chants traditionnels japonais. GIACOMO PUCCINI, extraits de Madame Butterfly. ISAO MATSUSHITA, Hi-Ten-Yu pour taiko et orchestre.

 

Le taiko en deux mots

Le taiko (tambour en japonais) serait né avant notre ère en Chine et en Corée avant de traverser au Japon. Il a joué un rôle important dans la musique de la Cour et est devenu un élément primordial dans les cérémonies bouddhistes et shintoïstes où il symbolisait la voix du Bouddha. Ces tambours, qui peuvent être très grands comme de taille plus modeste, résonnent encore à l'occasion de festivals et de nombreux groupes s'y consacrent au Japon. La pratique du taiko connaît une popularité grandissante en Amérique du Nord, d'après Arashi Daiko, de Montréal.

 

La fête des poupées

Kent Nagano a souhaité que les Mystères du Japon soient présentés aux alentours du 3 mars, jour du Hina Matsuri ou la fête des Poupées, puisque plusieurs des chansons traditionnelles parlent de petites filles jouant à la poupée. Lors de cette fête, les Japonais prient pour la santé et le bonheur des fillettes. Les familles exposent sur une étagère couverte d'étoffe rouge vif des poupées vêtues d'habits traditionnels de la Cour impériale, dont certaines sont transmises de génération en génération. Elles y déposent des fleurs de pêcher et des petits gâteaux de riz en guise d'offrande. Ces célébrations tirent leur origine d'anciennes croyances de purification rituelle.