Elisapie Isaac a fait paraître à l'automne un magnifique album folk, The Ballad of the Runaway Girl. L'artiste inuk, originaire de Salluit, au Nunavik, habite Montréal depuis 20 ans. Après une série de spectacles en France, où l'accueil médiatique a été très chaleureux, elle sera au Grand Théâtre de Québec le 15 décembre et participera au Noël en famille de Rufus et Martha Wainwright, le 21 décembre au MTELUS, à Montréal.

Marc Cassivi: Le sujet incontournable, ces derniers mois, lorsqu'on parle à des artistes autochtones, c'est Kanata. Est-ce que la discussion qui a eu lieu - ou pas - autour de Kanata pourrait avoir du bon ? Un peu comme les coupes du gouvernement Ford ont mobilisé les Franco-Ontariens?

Elisapie Isaac: Le problème, c'est qu'on est devant quelqu'un qu'on aime. J'aime Robert Lepage. Je me suis déjà retrouvée chez lui, avec d'autres artistes autochtones, parce qu'il avait monté une version autochtone d'une pièce de Shakespeare. Je ne comprends toujours pas ce qui s'est passé avec Kanata. C'est cool d'être autochtone en 2018! Il y a Jeremy Dutcher [gagnant du plus récent prix Polaris], il y a Natasha Kanapé Fontaine... Il y a beaucoup de choses très stimulantes et avant-gardistes qui se passent dans le monde artistique autochtone. Les artistes s'expriment avec confiance, sans peur. Ç'aurait été une belle occasion pour Robert et son équipe de faire quelque chose de très moderne, avec des autochtones. Sans doute qu'il ne voulait pas tomber dans les clichés.

Marc Cassivi: Peut-être qu'on veut l'excuser, mais je crois que Lepage a été contraint par la troupe d'Ariane Mnouchkine, qui a posé par la suite un regard très condescendant sur les autochtones...

Elisapie Isaac: Colonialiste! Vraiment. Dans cette histoire, on a donné l'impression qu'on n'était pas ouverts à la discussion, que c'était une chasse aux sorcières. Ce n'est pas tout à fait ça! Quand on se trompe, on peut s'excuser. Les autochtones ne sont pas rancuniers. On vient des communautés. On vit avec des gens qui ont abusé de nous. On leur a pardonné. On a enfin une voix. On veut être vus et entendus. Et je crois que les gens ont envie d'entendre les autochtones, au-delà des histoires d'horreur qu'on a vécues, que nos parents et nos grands-parents ont vécues. Comme artistes, on revendique avec de la poésie, de la musique.

Marc Cassivi: Ton album parle de faire la paix avec le passé...

Elisapie Isaac: J'ai appris beaucoup de choses sur moi, sur ma nature dépressive. Je me suis demandé si j'avais envie de transmettre cette lourdeur à mes enfants. Je pensais que j'avais besoin de le faire, mais ce n'est pas le cas. Mes parents ont été traumatisés par ce qu'ils ont vécu. Ils n'ont pas réalisé qu'ils me transmettaient ça. Je suis devenue adulte à 10-11 ans. J'ai dû fouiller dans mon passé, remonter jusqu'à mon adoption. J'ai passé ma vie à vouloir plaire, en tant que jeune femme à moitié blanche. Ça m'a menée où je suis, à l'avant-scène, mais ça m'a aussi épuisée.

Marc Cassivi: La poétesse innue Joséphine Bacon disait, dans une conférence à laquelle j'ai assisté récemment, qu'il fallait «se faire beaux» - avec les mots - pour qu'enfin on remarque les autochtones. Les choses ont-elles changé?

Elisapie Isaac: Je crois, oui. Longtemps, on était des objets. On n'avait pas de voix. On ne pouvait pas s'exprimer. On ne pouvait pas parler avec son père, sa mère, ses oncles, ses grands-parents. Il y avait tellement de douleur qu'on ne voulait pas rouvrir ces plaies. Pour ne pas vomir. Ma génération vomit de l'émotion aujourd'hui, pour ces gens-là. Ça fait du bien! Il y a beaucoup de travail à faire encore. Même pour une femme comme moi qui a le privilège de pouvoir s'exprimer et qui a sa place dans la société des Blancs. On aime nos aînés. C'est ça qui est beau dans notre culture. L'aîné a une importance incroyable. Une femme comme Bibitte [le surnom de Joséphine Bacon], tu l'écoutes et tu essaies d'apprendre. Elle a quelque chose de tellement sincère, posé et apaisant. Dans notre monde actuel, il y a peu de gens posés. Chez nous, c'est bien vu de vieillir. Tu es de plus en plus sage et de plus en plus belle! J'ai presque 42 ans. Bientôt, je pourrai moi aussi transmettre quelque chose.

Marc Cassivi: Tu parles de l'importance de pardonner. Il y a aussi l'importance de s'indigner, n'est-ce pas ? Il y a tout un pan de l'histoire de la colonisation qui a été plus ou moins occulté.

Elisapie Isaac: Il y a des choses qui n'ont jamais été abordées! Dans les années 50, quelques chiens avaient la rage dans les communautés, et la police a exterminé des populations entières de chiens au Nunavik. Les aînés ont vu les meilleurs amis de l'homme chasseur presque disparaître du jour au lendemain. Ce n'était pas juste notre moyen de transport! On a remplacé ça par des ski-doos en faisant complètement abstraction des émotions liées à ce traumatisme. On parle aussi depuis peu des cas de tuberculose dans les communautés à cette époque. Les gens malades étaient embarqués en bateau et envoyés dans des hôpitaux. Il y en a plusieurs qui ne sont jamais revenus! On ne sait pas où ils sont enterrés. On n'était que des numéros, il n'y a pas si longtemps. On a été traités de sauvages dans les pensionnats. On n'a pas voulu qu'on parle notre langue. Comme dit Florent Vollant, on est devenus des orphelins. On a tout fait pour nous détruire, mais on est encore là. Et on essaie de faire le ménage dans toute cette merde!

Marc Cassivi: Ariane Mnouchkine s'est exprimée sur Kanata avec paternalisme. Tu fais des spectacles en Europe. On a souvent l'impression, par exemple, que les Français posent un regard caricatural sur les autochtones. Trouves-tu que c'est le cas?

Elisapie Isaac: Je ne le vis pas personnellement. Les journalistes que je rencontre sont très conscientisés. Libération a fait une critique vraiment intéressante de mon album. Télérama vient de m'interviewer pour un reportage [avec Natasha Kanapé Fontaine et Jeremy Dutcher]. Le journal Le Monde m'a suivie jusqu'à Salluit, chez ma soeur. J'avais un peu peur au début, mais ce fut une super belle rencontre. Ce n'était pas du tout convenu. Ce genre de dialogue, c'est un privilège. On ne peut pas seulement dire aux autres: écoutez-nous maintenant! Je pense qu'il faut qu'il y ait une réelle réflexion pour arriver à s'entendre et se faire entendre. Pour trouver une façon harmonieuse et naturelle de rester dans la vérité.

Marc Cassivi: Donc tu restes optimiste?

Elisapie Isaac: Optimiste, oui! Je n'aime pas le mot espoir. «Est-ce que tu as de l'espoir?» On m'a tellement posé cette question-là. Mais bien sûr que j'ai de l'espoir! On a une résilience, au-delà de l'espoir. Réconciliation, c'est aussi un mot qui me bogue. Dans la réconciliation, on a l'impression que c'est nous qui devons faire le pas vers vous. Vous aussi, il faut que vous y travailliez! Nous, on est déjà occupés à faire le ménage dans cette merde. En même temps, on trouve parfois des trésors.

Marc Cassivi: La réconciliation sous-entend qu'au départ, il y avait une bonne relation. Je ne suis pas sûr que c'était possible dans un contexte de colonisation.

Elisapie Isaac: Il y a encore des mentalités de colonisateurs. Oui, c'est un moment intéressant parce qu'on nous aborde, on nous parle. Les regards sont beaucoup plus doux. Je pense que les autochtones dans la rue se font regarder avec plus de bienveillance. Mais il y a encore des mentalités qui doivent évoluer, pour qu'on puisse avoir un vrai dialogue. Il n'y a pas si longtemps, on me disait: «J'aime mieux ça quand tu chantes dans ta langue»...

Marc Cassivi: Pour te réduire à la caricature? On veut l'image folklorique de ce que tu représentes, mais pas le reste...

Elisapie Isaac: Vraiment. Je suis tellement plus que juste ça. Je suis féministe, je suis drôle, je suis wild, je suis douce, je suis une maman. J'aime Bob Dylan et j'aime Kendrick Lamar. Je suis tout ça et bien plus encore!