Après plus de 60 années d'une carrière qui n'a pratiquement jamais connu de période creuse, Renée Martel lance ces jours-ci L'arrière-saison, un nouvel album constitué de chansons originales. La mythique chanteuse, qu'on surnomme aussi la «reine du country» au Québec, charrie avec elle un répertoire dont la richesse s'inscrit d'emblée dans la trame sonore de ce pays.

Au cours des années 60, le rituel du samedi soir était partout le même au Québec. Les familles s'installaient devant leur téléviseur pour regarder Jeunesse d'aujourd'hui. Toutes les vedettes populaires de l'époque s'y bousculaient pour chanter leur nouveau 45 tours: les Baronets, les Classels, les Sultans, Pierre Lalonde, Michèle Richard, Donald Lautrec, Chantal Renaud, Jenny Rock et tant d'autres. Propulsée au rang des plus grandes vedettes grâce à Liverpool, Renée Martel figurait au générique de la célèbre émission pratiquement toutes les deux semaines. Et les rares fois où elle n'y était pas, ses jeunes admirateurs étaient franchement déçus. Très télégénique, la jeune chanteuse - qui compte alors déjà plus de 10 ans de métier - se démarquera rapidement grâce à sa personnalité discrète, sa réserve charmante et son timbre de voix unique. Et des tubes si nombreux qu'on ne les compte plus.

Récemment, Renée Martel a reçu le prix d'excellence de la SOCAN. Pour l'occasion, un hommage lui fut rendu au cours duquel furent présentés des extraits visuels, dont certains remontaient à l'époque où la chanteuse trônait au sommet des palmarès de la chanson pop grâce à des tubes comme Je vais à Londres ou Viens changer ma vie. «J'aime voir ça pis j'haïs ça en même temps! dit-elle. De voir passer sa vie comme ça, c'est émouvant. Mais ça fait aussi bizarre. Pis je me suis dit: "Coudonc, j'étais cute!" Je ne m'en apercevais même pas à l'époque. Mais pas du tout. C'est drôle parce que beaucoup d'hommes viennent me voir - incluant des artistes - qui me disent qu'ils m'auraient épousée! C'est bien le temps de me le dire, là. Il est trop tard!», lance-t-elle en riant.

Le milieu s'emballe

Cinquante ans plus tard, Renée Martel fait toujours partie de nos vies. Riche de ses 71 années d'une vie pas toujours facile, elle irradie de bonheur quand elle parle de son nouvel enregistrement, et s'enthousiasme à l'idée de repartir en tournée pour, sans doute, la 5000e fois. D'ailleurs, quand Renée Martel annonce la mise en chantier d'un nouvel album de chansons originales, ce qu'elle n'avait pas fait depuis Une femme libre en 2012, le milieu s'emballe. Elle doit alors faire le tri entre toutes les chansons qu'on lui propose et trancher. L'exercice est parfois déchirant. L'arrière-saison, un album réalisé principalement à Nashville par Carl Marsh, réunit quelques noms familiers (Nelson Minville, Paul Daraîche, Steve Marin, Martine Pratte et Hugo Perreault) mais aussi, notamment, les Français Nina Bouraoui, Jacques Veneruso, Didier Barbelivien, Roland Vincent, et même l'humoriste Sonia Cordeau!

«On reçoit beaucoup de chansons, c'est vrai, explique la chanteuse au cours d'un entretien accordé à La Presse. On sait presque d'avance que certaines d'entre elles ne conviendront pas, mais j'apprécie l'effort.» 

«Plusieurs jeunes auteurs m'envoient des chansons que je ne peux pas chanter, mais, quand même, je trouve qu'ils ont du guts et du talent. Et puis, ce n'est pas parce qu'une chanson n'est pas pour moi qu'elle n'est pas bonne!»

Les mots des autres

Au fil de sa longue carrière, qui est passée du country dans l'enfance, à la pop dans l'adolescence et au passage à l'âge adulte, pour ensuite mieux revenir au country, Renée Martel a souvent écrit les textes de ses chansons. Cette fois, elle avait envie de chanter les mots des autres.

«Je n'étais pas vraiment inspirée en tant qu'auteure et j'avais quand même envie de création. Je sais que la mode est aux reprises, mais je ne veux pas embarquer dans ce train-là parce qu'il y en a trop. J'aime mieux faire des choses originales. Quand j'ai commencé à recevoir les chansons, j'ai été ravie. J'ai aussi eu très envie de chanter Je vis avec, de Gaston Mandeville. Gaston adorait mon père [Marcel Martel]. J'ai su qu'il a chanté Je vis avec quand il a appris qu'il était malade. J'ai voulu la refaire telle quelle afin de lui rendre hommage. On m'a dit qu'on aurait sans doute pu la modifier mais je ne voulais pas. J'y aurais vu un manque de respect.»

Elle reconnaît avoir toujours abordé son métier avec beaucoup d'humilité, bien consciente des insécurités qui s'y rattachent. Encore aujourd'hui, elle craint toujours de voir s'étioler l'amour que lui porte le public. Quand il lui fut suggéré de travailler avec le réalisateur Carl Marsh, dont le parcours est impressionnant, elle craignait ne pas être à la hauteur. «Cet aspect du métier n'est pas facile», admet-elle.

«On manque de confiance en soi, on a toujours besoin d'être rassuré, on trouve qu'on n'est pas assez bon et on a peur que le public nous oublie. Mais on plonge quand même parce que ce métier est une drogue. Je suis tombée dedans toute jeune, comme Obélix. L'effet est permanent!»

L'effet de la force tranquille

La force tranquille l'a toujours définie. Aussi, la jeune femme a pu imposer sa volonté très tôt dans un milieu où, pourtant, les vedettes de la chanson populaire étaient souvent tenues d'enregistrer des chansons qui les rebutaient. Renée Martel avait de son côté un bel atout en jeu: son talent d'écriture. Ainsi, la chanteuse a eu le don de faire des méga succès avec des chansons souvent passées plus inaperçues dans leur version originale anglaise. Next Plane to London quelqu'un? 

«J'écrivais les adaptations en français, mais je ne voulais pas de versions intégrales, au sens où je voulais un texte à moi, qui n'avait souvent rien à voir avec celui de la version originale. Et mon réalisateur, George Lagios, aimait ce que je lui apportais», explique-t-elle. Ce dernier s'occupait seulement de deux artistes à l'époque: Michel Pagliaro et elle. Les deux vedettes ont collaboré étroitement au début de leur carrière, l'un faisant des voix sur les enregistrements de l'autre et vice-versa. La voix masculine qui annonce que «le prochain départ pour Londres se fera dans 5 minutes?» Nulle autre que celle du rocker de J'entends frapper.

«J'ai choisi toutes les chansons que j'ai enregistrées dans ma carrière et je les aime toutes, sans exception. Je les chante toujours comme si c'était la première fois.»

Souvenirs d'une autre époque

Elle ne croyait pourtant pas au potentiel d'Un amour qui ne veut pas mourir - devenue sa chanson phare - quand son père, très enthousiaste, lui a fait entendre la chanson en version originale (Never Ending Song of Love) en lui téléphonant un soir de l'Abitibi. «J'ai alors acheté le disque, j'ai écrit un texte et j'ai présenté la chanson à mon réalisateur. On l'a enregistrée un mercredi et le samedi suivant, je l'ai chantée à Jeunesse d'aujourd'hui! Ça fonctionnait comme ça à l'époque. Lors de la répétition de l'émission, j'ai entendu le solo de violon et j'en étais gênée. J'ai pensé que ça ne passerait jamais. Quatre jours plus tard, alors que j'étais en Jamaïque en vacances avec une amie, mon gérant m'appelle pour me dire que ça allait être le plus gros succès de ma carrière. J'ai cru à une blague!»

Elle rappelle aussi à quel point les artistes populaires disposaient de moyens formidables à cette époque, notamment à la faveur des «merveilleuses» émissions de variétés produites dans ces années-là. En 1969, un orchestre symphonique l'a déjà attendue en studio pour l'enregistrement d'un album.

«Un soir, je me rends au studio pour répéter avec les musiciens de base. J'ouvre la porte et je vois l'orchestre qui est là. J'ai viré de bord et je suis partie. Mon réalisateur a couru après moi dans le corridor pour me demander où j'allais. Je lui ai répondu qu'il s'était sans doute trompé de jour parce qu'un orchestre symphonique occupait le studio où on devait répéter. Il m'apprend alors que c'est pour moi! J'étais gênée et impressionnée. Mais ç'a été incroyable!»

Le métier ne s'exerce évidemment plus du tout de la même façon aujourd'hui. Même avec toutes ses années d'expérience, Renée Martel s'émerveille pourtant toujours de ce qu'elle peut créer. Son Arrière-saison la comble. Il y a quelques jours à peine, elle s'est prêtée à l'écoute de son nouvel album dans sa voiture avec l'humble impression d'écouter un enregistrement encore plus beau que ce qu'elle aurait pu imaginer.

«Je me suis dit: "Mon dieu, c'est ben beau ça, c'est pas moi!" J'avais du mal à croire que c'était MON album. C'est un album country - c'est là que sont mes racines - mais il y a un petit côté pop qui rappelle que j'en ai fait aussi. On y retrouve un peu tous mes styles.»

À l'image d'un parcours exceptionnel.

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L'arrière-saison. Renée Martel. Productions Martin Leclerc. En vente le 2 novembre.